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Le Père Castellani savait pertinemment ce que ses lettres allaient lui coûter. Mais il ne pouvait pas supporter la falsification des vertus d’obéissance, de pauvreté et de chasteté, pas plus que celle du gouvernement. La Sapinière livre, pour la première fois, quatre de ces lettres traduites en français. « Un jour, disait Castellani, ils verront qu’en elles je leur ai fait du bien. » C’est ce que le lecteur comprendra lui-même après en avoir pris connaissance.
Nous avons déjà présenté le Père Castellani et son œuvre, en particulier son commentaire de l’Apocalypse (https://www.lasapiniere.info/archives/4266) de même qu’une magistrale synthèse de sa pensée par l’abbé Ceriani (https://www.lasapiniere.info/archives/5865). La Sapinière veut aujourd’hui offrir à ses lecteurs quatre lettres exceptionnelles.
Le Père Castellani, comme notre Sauveur, dit la vérité. La vérité sur son pays malade (complètement soumis à l’oligarchie étrangère protestante et athée), mais plus encore sur une époque malade (prostitution de l’Évangile et apostasie). A cette époque, le Père Castellani passe ses journées, au service de l’Église de Dieu, en annotant la Somme Théologique de Saint Thomas. Mais cela ne l’empêche pas de voir et de dire que la paix de 1945 sera une fausse paix, comme celle de Babel, car basée non pas sur Dieu, mais sur les seules forces de l’homme déchristianisé. Cela ne l’empêche pas de voir, bien au contraire, et de dire que notre époque fait face à la décomposition la plus hallucinante des toutes ses institutions. Et comme « le serviteur n’est pas plus grand que le maître. S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront, vous aussi ; s’ils ont gardé ma parole, ils garderont aussi la vôtre » (Jn XV,20), le Père Castellani sera persécuté par ses pairs pour avoir dit la vérité.
A cette époque, il travaille donc intensément et dort peu : « quatre heures d’affilée chaque nuit » dira-t-il. Il est aussi un homme éprouvé par les misères inévitables de la vie : il vient de perdre sa mère et apprend la maladie de son frère (cancer). Le Père Castellani, qui a quarante-cinq ans, est alors un homme public et un professeur respecté qui répand la bonne parole dans ses écrits et dans ses cours magistraux.
Mais de petits hommes vont tenter de briser sa plume… Le premier sera l’archevêque de Buenos Aires, Mgr Santiago Copello, qui l’expulse du Séminaire, non pas à cause de ses jugements sur la politique, mais sur un caprice… « Un tel homme, dira le Père Castellani, ne peut pas être Recteur, ou Chancelier, ou quoi que ce soit dans n’importe quelle université, parce qu’il est tout simplement incompétent, par simple honnêteté humaine et sincérité, même s’il a sept soutanes, l’une sur l’autre, et que la dernière est rouge. [Il] m’avait éliminé du Séminaire pour être anti-Copelliste (ce que je n’étais pas et qu’il imaginait). » [1]
Mais ce n’était là qu’une brise ; la tempête, elle, allait arriver. Son supérieur religieux lui interdit de donner des cours, de publier de nouveaux livres, fait fermer la revue Cabildo… Que va faire notre homme à qui Dieu a donné la grâce de penser juste et d’écrire droit ? Eh bien, puisqu’ils ne le laissent pas écrire pour le grand public, il va écrire pour les jésuites eux-mêmes. Dans sa seconde fameuse lettre, il écrit : « Maintenant que Dieu Notre Seigneur m’accorde un peu de temps, et que je dois abandonner le journalisme “ad extra”, je vais me consacrer un peu au journalisme épistolaire “ad intra” car il n’est pas juste que j’aie appris cet art uniquement pour des étrangers. »
Dans un résumé de sa vie, son neveu Jorge explique le contexte de l’affaire : « Dès son arrivée en Argentine, il a commencé à s’inquiéter des carences de l’enseignement et de la formation dispensés au Séminaire Métropolitain et du gouvernement discrétionnaire exercé dans la Province Argentine de la Compagnie de Jésus. Comme c’était son devoir, il exposa sa critique par les moyens dont disposait tout professeur du Séminaire et tout membre éminent de l’Ordre. Ces jugements et avertissements n’ont pas été entendus par ses supérieurs et ont profondément choqué le R.P. Tomás Travi S. J., Provincial des Jésuites. A cette époque, le Père Castellani venait de recevoir avec ses vœux publics le rang de profès, et le titre du “cursus honorum” de la Compagnie de Jésus. » [2]
Cette année-là, le Père Castellani décide donc d’envoyer dix lettres destinées aux 40 membres profès du Chapitre de la Congrégation Provinciale dont il faisait partie de plein droit. Mais le provincial fit en sorte que ces lettres n’arrivassent point à destination.
« Quand en 1946 ils ont commencé à commettre des outrages contre moi qui ont abouti à une expulsion illégale, j’ai pensé que quelque chose n’allait pas du tout à l’intérieur [de la Compagnie de Jésus]… J’ai écrit […]. Les lettres ne sont pas arrivées ; mais je garde une copie de cinq d’entre elles. Trabes les a emmenés au Général Janssennss, qui les a décrits (bêtement) comme “la chose la plus horriblement subversive qui ait été écrite contre la Compagnie depuis l’époque de l’apostat Puig Barreix [3]”. Les lettres étaient tout le contraire. Un jour, je les déterrerai, peut-être... » [4]
De ces cinq lettres archivées, quatre seront publiées à titre posthume. Trois sont de formidables coups contre la falsification de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance dans la Province Argentine de la Compagnie. Les deux autres parlent de la terrible politique de « censure » (non publiée à ce jour) et du « mauvais gouvernement » de la Province. Son biographe écrit : « Ce sont des lettres âpres, inflexibles, vigoureuses, mais peut-être aussi intempérantes. La doctrine est impeccable, l’analyse rigoureuse, les remèdes proposés corrects. Mais ils sont écrits avec irritation, avec colère… » [5]
Le Supérieur Général de la Compagnie fera comprendre à l’intéressé qu’il les considérait comme « séditieuses ». Deux ans plus tard Castellani sera confiné à Manresa pour trois prétendues fautes, dont la principale sera justement d’avoir écrit ces lettres. Cette misérable histoire finira par son expulsion de l’Ordre, et ce, sans aucun procès ni justification…
Voici comment le Père Castellani décrit son action : « Les dix lettres que j’ai écrites […] ne sont en aucun cas des “lettres séditieuses”. Ne soyons pas ridicules. Pour ces lettres, il est très possible que je sois récompensé au Paradis. Je l’espère. Elles sont écrites avec les meilleures intentions et disent la vérité. S’il n’y a pas de vérité en elles, pourquoi ne vous êtes-vous pas moqué d’elles ? Pourquoi cette colère ? Pourquoi me dites-vous que “rien de tel ne s’est jamais vu dans l’Ordre, depuis l’époque de l’infâme apostat Ordeix et des troubles en Andalousie” ? C’est ridicule. Je n’ai pas le pouvoir de produire un effet d’une telle taille. J’aimerais l’avoir : je l’utiliserais pour le bien et non pour le mal. Je réformerais les abus que je dénonce, au lieu de faire de la mauvaise littérature. Mais je devais faire quelque chose… Que dois-je faire si je les vois [ces désordres], et qu’ils me font souffrir et choquent mon sens moral ? Ce qu’elles prouvent, c’est que j’ai de l’amour pour l’Ordre et non l’inverse […] Ces défauts sont bien décrits dans mes dix lettres et je ne peux ni les rétracter ni les répéter. » [6]
Castellani ne ment pas quand il dit : « J’y ai procédé avec prudence et respect, comme je le crois, et par amour le plus pur pour le bien spirituel et social de mon Ordre, me considérant obligé devant Dieu par mon degré de “Profès” ». Toutes ces lettres ont été rédigées dans les années 1945-1946. Elles portent la légende « Strictement Confidentiel » dans leur en-tête, elles sont signées Leonardo Castellani, « minimus inter pares » et toutes sont intitulées avec la légende « Dic Ecclesiae » faisant référence à l’endroit de l’Évangile où le Christ conseille la correction fraternelle : « Si ton frère a péché contre toi, va reprends-le entre toi et lui seul ; s’il t’écoute, tu auras gagné ton frère. S’il ne t’écoute pas, prends avec toi encore une ou deux personnes, afin que toute chose se décide sur la parole de deux ou trois témoins. S’il ne les écoute pas, dis-le à l’Église. » (Mt XVIII, 15-17).
L’histoire du Père Castellani rappelle le dicton proclamant que « celui qui sait, sait ; et que celui qui ne sait pas, c’est le patron. » Elle illustre aussi l’inversion des valeurs et le mépris de l’intellect au profit d’une praxis aveugle ; un péché qui s’apparente parfois au péché contre l’Esprit Saint. Mais, si les supérieurs avaient les défauts que souligne Castellani, comment pouvaient-ils profiter de ces lettres ? Et dans ce cas, pourquoi avoir écrit, puisque presque personne ne voulait entendre ? Le Christ aussi a parlé pour dire la vérité à des gens qui ne voulaient pas en profiter et qui ont fini par Le crucifier… Parce que Castellani a raison, les “fautifs” vont chercher à le supprimer. Ces défaites prévisibles constituent pour Castellani la marque distinctive du vrai chrétien : c’est pourquoi, il nous semble parfois si téméraire. Castellani, à l’image du Christ venu pour rendre témoignage à la vérité, se sentit obligé de rendre le bien pour le mal en disant la vérité.
Son biographe résume bien l’ampleur du phénomène : « Dix lettres aux profès de la Province Argentine de la Compagnie de Jésus, écrites sur deux ans, mettant noir sur blanc ce que Castellani pense de l’état de ladite Compagnie. Avec une franchise caractéristique. Avec un courage sans pareil. Avec tout son talent pour démêler les problèmes qu’il touche. Avec un accent inquisiteur incisif dans sa dénonciation contre les falsifications. Dix lettres remarquables, incroyables et géniales. Dix lettres formidables, difficiles à digérer, peut-être téméraires. Pauvre Castellani ! Il a été forcé de penser à ce à quoi personne ne voulait penser. Il se sentait obligé de dénoncer ce que tout le monde voulait oublier, refouler, balayer sous le tapis. » [7]
Sur l’obéissance
À mes frères profès de la Province Argentine.
Mes bien-aimés frères dans le Christ,
Parmi les « moyens de préserver la Compagnie de Jésus », nos Constitutions (X, 9) préconisent crebra communicatio rerumque mutua notitia [8], une relation épistolaire fréquente et sincère les uns avec les autres. Ce commandement de notre Saint Père ne se satisfait pas pleinement des nouvelles actuelles de la province qui sont rudes, incomplètes et parfois même partielles ou futiles.
Je ne veux point croire – ce que l’on me dit – qu’un Recteur ait intercepté mes lettres que j’ai écrites avec le cœur sur la main en hommage et par amour de la vérité ; s’il tel était le cas, il devra rendre compte un jour de sa connaissance de l’Épitomé, canon 849, 6. Je le dis : si Rome ne me répond pas, si le Provincial ne m’écoute pas, et si je ne peux pas non plus parler à mes frères de notre province telle que je la porte dans mon cœur, quel genre de société serait-ce ? Celui qui détruit ces lettres devra aussi détruire, s’il le peut, le canon 849 et beaucoup d’autres de l’Épitomé, voire le 3e. Et c’est un homme qui est enclin à me détruire. Nous verrons s’il en est capable.
Je peux dire que j’aimerais parler à chacun des NN [9]. Je n’éprouve ni ressentiment, ni animosité, ni antipathie envers aucun d’entre eux, bien au contraire. De tous, j’apprends des choses : s’ils disent des choses originales, j’apprends des choses nouvelles ; s’ils disent des choses communes, cela confirme ce que je sais déjà. Même les conversations de l’abbé Rosanas portent leurs fruits. Je ne nie la parole à personne ni n’ai de cesse de répondre aux lettres ; et je considère que ces deux choses, que j’ai dû endurer dans ma propre chair avec la permission de Dieu, ne sont pas permises entre frères.
Notre très Révérend Père général m’a dit un jour : « Ne vous engagez pas à réformer là où vous n’avez pas d’autorité. Contentez-vous de vous défendre ». Le calamar et le journaliste ont ceci de commun, qu’ils se défendent avec leur encre. Maintenant que Dieu, Notre Seigneur, m’accorde quelque vagabondage, et que je dois abandonner le journalisme ad extra, je me consacrerai un peu au journalisme épistolaire ad intra, car il n’est pas juste que je n’aie appris cet art que pour ceux de l’extérieur, tout en demandant à Dieu de me donner quelque chose d’utile à dire sans faire offense. Nous sommes des hommes, mes bien-aimés frères, afin de ne pas nous offusquer de la vérité : des hommes et des soldats. Mais si quelque offense ou défaut dans ces lettres hâtives se glisse, de par leur prolifération, elles diminueront progressivement et avec votre indulgence bienveillante, elles seront atténuées et corrigées. C’est pourquoi, je les place sous la haute protection de saint Pierre Canisius, patron des journalistes.
Cette lettre portera sur la vertu de l’obéissance. Vous pouvez en savoir davantage que moi à son sujet, et la lettre de notre père aux frères de Coimbra est un traité complet à ce propos. Mais il n’est peut-être pas inutile d’en rappeler quelques notions, fondées sur la doctrine de saint Thomas et des Saintes Écritures. Ces notions sont les suivantes : l’obéissance religieuse est élevée à la perfection évangélique ; elle ne peut qu’advenir dans le climat de la charité et l’abus de l’autorité la rend non seulement impossible, mais constitue une forme de profanation ou de sacrilège.
La définition de « l’obéissance » de saint Thomas est : « une oblation raisonnable prononcée par le vœu de soumettre sa propre volonté à une autre à des fins de soumission à Dieu et de perfection. »
Cette définition renferme clairement les limites de l’obéissance, car il ne faut pas croire, mes bien-aimés frères, que l’obéissance est sans limites. Tout ce qui est sans limites est imparfait. L’obéissance religieuse est aveugle, mais elle n’est pas absurde. Elle est aveugle et éclairée à la fois, comme la foi, qui est sa racine et sa source. Ses deux limites sont la droite raison et la Loi morale.
Ces deux limites sont également établies par saint Ignace, lorsqu’il affirme d’une part qu’il est physiquement impossible de consentir à quelque chose d’absurde, et d’autre part, d’obéir à quelque chose où l’on décèle du péché, non seulement mortel, mais de toute nature. Nul ne peut être accompli vertueusement, là où il existe la moindre souillure, relâchement moral, bassesse ou renoncement moral.
Cela signifie simplement que nul ne peut renoncer à sa propre conscience morale, comme le fait remarquer le Docteur angélique[10] dans le De Veritate (17, 5, ad 4um) : Unusquisque enim tenetur actus suos examine ad scientiam quam a Deo habet, sive sit Naturalis, sive acquisita, sive infusa : omnis enim homo debet secundum rationem ágere.[11] Nous ne pouvons pas être sauvés en nous conformant à la conscience d’autrui ! Nous ne pouvons pas nous dispenser de discerner en tout point avec notre raison le bien et le mal moral, nous ne pouvons pas laisser la raison d’autrui être notre guide intérieur : les actes moraux sont immanents et leur “forme” est la rationalité ! S’il suffisait de suivre littéralement et systématiquement ce qu’autrui nous dit pour être sauvé, quelle serait alors la fonction de la foi, de la prière, de la méditation, de la direction spirituelle, de l’examen et de l’étude ?
Notre père Ignace a emprunté deux expressions métaphoriques à des anciens pères qui, si elles étaient prises au sens littéral, engendreraient une monstruosité : Comme le bâton d’un vieillard, il faut obéir et obéir comme le ferait un cadavre. Oui, Monsieur, mais pas avant que la conscience morale n’ait assimilé le commandement, en le plaçant dans la ligne de sa connaissance de Dieu et en faisant un pas de foi et de charité divine. Il est évident que cela ne peut se faire avec maladresse, absurdité ou ridicule. Le fait « d’aller prendre une lionne et de l’amener à son supérieur » aurait pu se produire éventuellement dans la préhistoire du Christianisme, bien que je n’en aie certainement pas connaissance ; mais aucun théologien sensé ne le considérera comme permis en circonstances normales.
Celui qui obéit véritablement obéit au supérieur mineur à la lumière de la volonté connue et aimée du supérieur intermédiaire ; et le supérieur intermédiaire à la lumière connue, comprise et aimée du supérieur suprême ; et celui-ci à la lumière des Règles ; et celles-ci à la lumière de l’Évangile ; et celui-ci à la lumière intérieure que l’Esprit-Saint imprime dans les cœurs et par laquelle le Verbe illumine tout homme venu en ce monde. Une façon de former une échelle lumineuse par laquelle toute volonté contingente ou infime accomplit des actes d’excellence, supérieurs à sa propre habitude régulière[12], prise individuellement, en s’unissant à d’autres volontés supérieures, et en définitive avec celle de Dieu. Ainsi, la volonté de Dieu n’est pas d’abolir l’ordre naturel, mais de le sacraliser et de l’élever.
Ainsi, il est affirmé que l’obéissance n’a pas été créée pour que, dans la vie religieuse, des œuvres étranges, infâmes ou absurdes soient commises ; pour qu’ainsi l’ordre naturel soit inversé et que les sots se prévalent de guider les sages et de « les conduire à la fosse » comme l’a prédit Notre-Seigneur dans la Parabole des Aveugles. L’obéissance n’a pas été créée pour remplacer l’intelligence par le caprice des ambitieux ou des agités dans la gouvernance des hommes ; ni pour prétendre que celui qui ne connaît pas un métier se mêle de corriger celui qui le connaît ; ni pour détruire chez les hommes la conscience professionnelle et l’honnêteté intellectuelle ; ni pour permettre aux médiocres vaniteux, ces « supérieurs fougueux et incultes », auxquels la sagesse de Mariana [13] attribuait la cause des troubles sociaux dans la province espagnole sous l’autorité d’Acquaviva [14], d’occuper des commandements.
Si le Christ avait dit à ce propos : Qui vos Audit, me Audit [15] et que l’Église avait réglementé la vie religieuse dans ce but, y songer relève du blasphème, car alors il aurait mieux valu que le Christ ne fût point venu.
Ceux qui sont emportés par une quelconque passion, ou par ignorance ou par malveillance, sciemment ou non, veulent faire un « cadavre » au sens propre du terme de leurs subordonnés ; ou bien se soumettent au supérieur avec la servilité inerte « d’ineptes bâtons »; pèchent, abusent du don de Dieu et discréditent le Christ. Comme toute vertu se situe entre deux vices, ainsi l’obéissance chemine entre l’insoumission d’un côté et la soumission servile de l’autre, l’esprit de servitude, l’obéissance morte, l’assujettissement de l’homme à sa condition humaine, la paresse, la paresse d’esprit et la lâcheté d’être une personne, toutes ces choses qui sont infâmes à Dieu et à l’homme Jésus-Christ et qui empêchent l’homme d’être maître de lui-même, de prendre le gouvernail et d’être le capitaine de son âme. Cette vertu est le commencement de toute vie qui ne soit pas inhumaine, et bien plus, d’une vie surnaturelle.
II.
La véritable obéissance appartient à la vertu de la religion, la première des vertus morales, et ne peut donc advenir que dans le climat théologal de la charité. Sans charité, la vertu est imparfaite. Une vertu imparfaite est parfois plus dangereuse qu’un vice, « car le danger de la voie spirituelle est grand quand on la parcourt sans la retenue du discernement. » Ce sont les « vertus folles », qui à l’instar des « vérités folles » de Chesterton, sont explosives.
Le père Génicot prit le cas d’un subordonné qui constatait chez son supérieur des signes indiscutables et habituels d’hostilité ou d’inimitié ; et en se demandant si, dans ces circonstances, il serait tenu de lui obéir. À cette question, il lui rétorqua que non, même dans les commandements où l’on ne décèle pas d’intimidation manifeste [16] ; car un ennemi veut notre destruction, même sans en être conscient. L’obligation d’obéissance cesse alors en raison d’un manquement de la part d’un des « contractants ».
Aristote dans son Éthique à Nicomaque (IX, 6) enseigne qu’une société cesse d’être une société, si la « concorde », qui est l’amitié sociale ; que l’on nomme « charité » chez les religieux se tarit en son sein. Dans cette hypothèse, le mécanisme de l’obéissance se transformerait en un squelette décharné, une machine monstrueuse qui semble humaine, mais peut, de ce fait, être possédée par le démon : machine que je ne peux pas considérer sans horreur. En effet, dans un tel cas, cet immense pouvoir qui confère à un mortel le lien absolu et total par lequel une autre personne lui est soumise, comme s’il s’agissait de Dieu lui-même, en se mouvant dans le désordre et sans le contrôle de l’amour divin et la lubricité de l’affection humaine, peut entraîner des ravages, peut tourmenter d’une manière incroyable ; et je ne doute pas qu’il puisse, si Dieu le permet, presque atteindre l’homicide indirect. L’histoire semble le confirmer. Omnis, qui odit fratrem, homicida est. [17]
En effet, se présente le cas de la mère dénaturée, qui est, selon Aristote, la bête la plus cruelle qui soit. Ce cas peut-il survenir ? Cette disparition de la charité et l’aberration du pouvoir qui en découle au sein de la sphère religieuse sont-elles possibles ? Hélas, tout est possible pour l’homme corruptible et le mortel, qui peut abuser de tout, même de l’Eucharistie, comme nous le voyons dans la Première épître aux Corinthiens (Ch. XI). Ceci, en théorie. En pratique, il semble difficile que cela advienne au sein de notre Compagnie de Jésus, qui semble conserver de saint Ignace un héritage persistant de noblesse et de dignité, indépendamment de l’éventuelle naissance de basse lignée ou du plébéianisme de tel ou tel supérieur, et de ces contingences plus redoutables que sont l’ambition et l’attachement futile au pouvoir.
Cependant, nos ennemis nous ont souvent dépeints sous les traits de machines inhumaines, de pantins inertes, de consciences mutilées. Non seulement des piètres poètes en proie au délire comme Eugenio Sué, mais des hommes de talent, quoique hostiles à notre égard, comme Michelet, Quinet, Eduardo Estauniée, Boyd Barret, Aldous Huxley, se sont consciencieusement appliqués à brosser de grands portraits odieux de la Compagnie de Jésus, la dépeignant comme une machine destructrice de la personnalité humaine et fabriquant d’effroyables « robots » en soutane. Qu’ont-ils vu en elle pour pouvoir proférer de telles accusations ? Ils ont vu les règles dénouées de l’esprit intérieur d’amour et de charité. Ils ont vu ce que serait la Compagnie si la Règle première y était bafouée. Ils ont vu ce que peut-être la Compagnie de Jésus sans gouvernance ou mal gouvernée, et ce à quoi, la Congrégation provinciale et la Congrégation générale ont le devoir très solennel d’éviter.
Et ce à quoi, je contribue par le biais de cette lettre. La raison de cela : la voix passive pourra m’être enlevée par le supérieur provincial, mais la voix active m’a été conférée par Dieu. Comme le rappelle le proverbe, « En demandant, on arrive à Rome. »
De la même définition exposée plus haut, découle la troisième des propriétés de l’obéissance, à savoir qu’elle lie le supérieur au subordonné de telle manière que par son œuvre, un supérieur dépourvu de discernement, incapable de diriger, sans intelligence, peut commettre comme une forme de profanation ou de sacrilège. En effet, les vœux prononcés font du religieux une res sacra [18], selon saint Thomas, à l’image des anciens sacrifices. Dieu tua les profanes qui mangèrent les pains de proposition, qui étaient des pains non consacrés, mais simplement offerts à Dieu par le peuple.
Mon bon ami le père Prato O.M.R.C. [19] développa en toute discrétion cette doctrine de saint Thomas lors de la retraite qu’il donna aux pères réunis pour le Chapitre provincial : il démontra qu’un religieux était plus sacré qu’un calice, qu’une patène ou une custode, par lesquels il est entendu que l’on peut pécher même gravement par irrévérence ou par profanation. Le religieux est une custode vivante : toutes les custodes de la terre ont été faites pour lui. Quant à l’homme, le sabbat a été créé pour lui.
Si une chose créée pouvait être comparée, ce serait aux espèces sacramentelles elles-mêmes, dépositaires du Christ. En effet, par la grâce, non seulement, nous ne vivons pas seulement en lui, nous nous mouvons et nous existons grâce à lui, mais nous sommes habités véritablement par lui vivit vero in me Christus [20]; et en vertu de la profession religieuse, nous sommes son bien et sa représentation. C’est pourquoi, il est sacrilège de tuer un clerc ou de le mettre entre des mains violentes. C’est donc aussi une profanation que de le traiter comme un animal ou une plante.
Or, le cordon ombilical (si licet)[21] de cette « transvitalisation » [22] n’est autre que le vœu d’obéissance ; qu’il est donc très grave de saisir maladroitement, de manipuler négligemment ou d’arborer avec violence. Selon l’ensemble des théologiens, tout usage du commandement dans le cadre de la sainte obéissance, d’une quelconque manière que ce soit, pour des œuvres absurdes, irrationnelles, futiles, inutiles, irréfléchies, ou simplement mineures en volume ou dérisoires en importance, constitue un péché grave. Il s’agit d’un péché d’irrévérence et de profanation.
Dans la Première épître aux Corinthiens, saint Paul explique les fréquentes maladies et les morts prématurées des fidèles dues aux irrévérences et aux abus en vigueur envers la Sainte Eucharistie. C’est ainsi que les théologiens soutiennent que Dieu punit ce type de péchés par des flagellations corporelles. Ideo inter vos multi infirmi et imbecilles et dormiunt multi. [23]
Comme il existe une analogie parfaite entre le sacrement et l’homme sacré qu’est le religieux, il est fort à craindre, par pure foi, qu’un déclin de la pureté, de la vérité et de la charité dans la manière de diriger, le manque de justice distributive dans la gouvernance, et le relâchement moral, ainsi que l’impuissance à réparer les injustices et les iniquités ne fassent peser le poids du bras courroucé de Dieu sur les communautés religieuses.
Je suis tenu de le dire, même si c’est grave : le destin terrible du père Abel Montes [24], le lent naufrage de cette personnalité fine et délicate : de la santé à la névrose, de la névrose à la démence, de la démence à la mort tragique et déplorable aurait très bien pu être dues aux manquements de la charité dans la province et à l’usage irréfléchi d’un commandement aveugle. Je n’en suis pas si certain. Mais j’ai suffisamment d’éléments pour croire, devant Dieu Notre Seigneur, que ce n’est pas impossible. Et c’est déjà assez grave. Si je ne sais pas, pourquoi en parler ? Parce que je suis tenu de le dire afin que cela ne pourrisse point en moi.
Quoi qu’il en soit, Deus scit [25], il n’en reste pas moins, mes bien-aimés frères, que ces considérations sont véridiques et n’appartiennent ni au firmament ni à la planète Mars ; et j’ai jugé opportun in Domino [26] de les exprimer pour moi d’abord, puis pour quiconque voudrait les recevoir.
Si personne ne voulait les recevoir : si le goût pour l’occultisme et le « secrétisme » [27] en vigueur dans la province ensevelissait cette lumière qui se manifeste, même à travers le plus indigne de ces fils, si les recteurs sages s’estiment en droit de m’empêcher de communicatio crebra [28] avec mes très chers frères et pères, après avoir été exclu de la Congrégation provinciale et diffamé dans nos maisons, croyez-vous que je périrai pour cela ? Je le jure devant Dieu, ils ne m’arrêteront pas. Ce sera pire pour tout le monde.
Invinciblement, non sine numine [29], je me sens obligé de dire ma vérité, par la voie qui me reste ouverte, au moment où notre bien-aimée province, comme toute la Compagnie de Jésus dans son ensemble et l’Église toute entière se préparent, comme l’a dit Sa Sainteté Pie XII, à la RENCONTRE FUTURE PROCHAINE DU CHRIST AVEC LE MONDE [30]. En union de prières sincères.
Professus Nimus [31].
Sur la pauvreté
Mes bien-aimés frères dans le Christ-Roi,
Je suis sûr que ces lettres vous parviendront d’une manière ou d’une autre, même si c’est sous la forme d’un héritage posthume. J’ai maintenant l’impression que les jours qui me restent à vivre sont comptés, et j’ai l’impression de n’avoir rien accompli dans ma vie qui en vaille la peine, ressentant un sentiment de frustration ou de désenchantement. Le cupio dissolvi et esse cum Christo [32] ne peut être considéré comme un grand mérite. Je n’ai pas eu de jeunesse. Ma dissolution a commencé bien trop tôt.
J’ai enduré une pauvreté bien plus réelle que la plupart des hommes : il y a eu des jours dans ma vie où j’ai été invisiblement plus pauvre que Lazare et Job. Et par cette expérience, j’ai pu nourrir un sentiment profond et une grande appréciation de la vertu de la pauvreté, ou plutôt du fondement des vertus, qui est nécessaire à la vie intérieure et qui, à son degré le plus haut, se confond purement et simplement avec le Royaume de Dieu. Dans la vacuité absolue de toute chose, l’âme touche Dieu dans l’obscurité.
La pauvreté est une grande inconnue. Il y a ceux qui semblent pauvres et qui sont riches, et il y a ceux qui semblent riches et qui sont pauvres. La pauvreté consiste en un détachement intérieur des biens terrestres, dans un mépris éclairé de tout ce qui n’est pas Dieu. Et qu’est-ce que cela sinon connaître effectivement in actu exercito [33] Dieu ?
La pauvreté est un rempart, la pauvreté est une mère. Saint François [34] l’appelait son épouse. Un mystère ici demeure : car en apparence, la pauvreté semble être une condition négative pour une vie vertueuse, qui élimine quantité de dangers et éloigne les péchés en les rendant impossibles ; mais elle rend aussi impossible une quantité de bonnes œuvres, soustrayant l’homme à la grandeur, et, comme Aristote le remarqua, rend impraticables les vertus seigneuriales de la largesse, de la magnificence et de la magnanimité. C’est pourquoi, le Psaume fait l’éloge de l’homme « qui a pu transgresser et n’a pas transgressé, faire le mal et ne l’a pas fait. » Mais le Prophète, dans une vision plus profonde qu’Aristote, remarqua que la racine de la gloire de cet homme résidait dans le fait qu’il « n’avait pas placé sa confiance dans l’argent et les trésors », indiquant ainsi la vraie racine de la pauvreté évangélique, qui est le détachement intérieur, fruit de la foi en Dieu.
La pauvreté spirituelle réside dans le détachement et le renoncement permanents et béats aux biens de ce monde, qui sont représentés par l’argent, mais pas seulement. Le manque d’argent chez le frère pauvre lui interdit l’accès aux grandes concupiscences de la chair et du pouvoir, les rendant impossibles dans la pratique. Mais même sans argent, on peut (comme vous le savez) ne pas être évangéliquement pauvre : on peut avoir le cœur attaché aux futilités, on peut être attaché aux vanités, on peut gérer l’argent commun comme s’il était le nôtre, on peut considérer les subordonnés et les frères comme des troupeaux, devant fournir leur laine et leur travail. En somme, un type d’humain existe que les ascètes nomment « le religieux propriétaire » [35].
Le détachement permanent et béat ne peut être atteint que dans l’amour de Dieu, qui ne peut être véritablement présent sans l’amour du prochain, qui à son tour ne peut valablement exister sans se greffer à cette noble affection qu’est l’amitié humaine, qu’Aristote appelle non seulement une « vertu » mais le domaine de toutes les vertus. L’homme ne renonce jamais à un bien que pour un bien plus grand, car « tendre au bien » consiste en ce que nous appelons chez lui la volonté. Ce que nous disions de l’obéissance, qui ne peut qu’exister dans un climat de charité, doit être dit de la pauvreté. L’amour de Dieu est en cela non seulement sa « forme » mais aussi sa « cause efficiente », ce qui ne vous paraîtra pas impossible, si vous considérez les lois de la causalité réciproque.
Mais le fait d’avoir prononcé le vœu et renoncé à ses biens ne met pas ipso facto le religieux en prise avec ce détachement actif et béat. Le détachement consiste en une disposition positive de l’âme et non en une simple négation ; c’est un attachement constant envers Dieu, aussi réel que tangible que le battement d’ailes d’un oiseau, un sentiment parfois légèrement douloureux et vertigineux de solitude et de vacuité.
Il est des religieux qui ressentent une grande peur en compagnie des femmes et aucune peur face aux charges et dignités, qui s’étoufferaient presque en se retrouvant seuls en présence d’une femme, mais qui ne ressentent aucune peur à gérer dans le plus grand secret les ressources de la maison, dissimulées à tous ; qui confesseraient avoir effleuré un corps féminin, mais qui plongent avec joie leurs bras dans les affaires et les trafics, qui par ailleurs, par le juste jugement de Dieu, leur réussissent presque toujours mal. Ils considèrent la pauvreté comme une vertu négative, ou peut-être comme une vertu réservée à leurs subordonnés, dont ils sont dispensés. Ils semblent croire que les biens terrestres sont pernicieux dans le monde, mais perdent toute leur dangerosité au sein de la clôture monastique. C’est justement en son sein qu’ils sont le plus subtilement dangereux. C’est là que le diable déploie ses meilleurs tours.
Il est des religieux que le vœu de pauvreté a fructifiés au centuple en faisant d’eux des agriculteurs, des administrateurs ou des financiers dans cette vie, alors que leurs capacités réelles auraient fait d’eux, dans le monde profane, des ringards ou des employés d’État. La vie ascétique et le travail continuel d’un certain nombre de religieux peuvent naturellement assurer d’importantes rentrées d’argent, qui n’appartiennent nullement au supérieur, mais aux pauvres du Christ, autrement dit au Christ lui-même. Mais l’affection terrible pour « l’attachement », qui est propre à l’homme, et inévitable chez le non-spirituel, peut s’insinuer subrepticement chez le supérieur, peut transformer les couvents en de véritables entreprises d’exploitation cachées de l’homme : des ruches sordides où beaucoup de travailleurs se saignent aux quatre veines pour le profit de quelques-uns, plongés dans « l’occultisme » le plus total, dilapident des sommes considérables en futilités, mais aussi en redoutables erreurs, à l’instar par exemple des constructions aberrantes, infâmes aux yeux de Dieu et des hommes.
Si, au temps de la Réforme catholique, les papes qui commandaient des statues magnifiques scandalisaient, que dire aujourd’hui des supérieurs religieux qui transforment le pain des pauvres en chapelles collégiales, en peintures abjectes ou en ouvrages ineptes ?
L’un des signes les plus manifestes de la décadence d’un Ordre réside dans le gaspillage de ses biens, qui se présente sous trois formes : la première est la négligence dans les administrations ; la seconde, le gaspillage dans les dépenses ; et la troisième, la création d’œuvres futiles, maladroites ou infâmes. Prenons, à titre d’exemple les livres, production caractéristique de la Compagnie de Jésus. Les éditions dispendieuses des livres relevant d’une certaine “littérature de propagande de l’Ordre” suscitent le mépris des laïcs et l’embarras des N.N avisés. Il s’avère que lorsque le flagorneur a des mécènes, le bon écrivain ne trouve pas d’éditeurs, créant un maximum de désordre à une époque où le livre, la revue et le journal sont d’une importance cruciale pour la religion, comme l’a fait remarquer le père général Ledochowski dans son allocution aux Procureurs en 1921. Écrire est une affaire personnelle, et s’associer à d’autres ne peut guère aider à y parvenir ; c’est plus un don douloureux de Dieu qu’autre chose. Toutefois, assurer que ce qui est bien écrit, soit édité convenablement, diffusé avec pertinence, et ait le maximum de répercussions, relève d’une œuvre sociale, et il est envisageable que les hommes se réunissent en société pour y parvenir. Mais, que serait donc une société qui, accablée par le poids écrasant de son organisation, tendrait à l’effet inverse, en enterrant et en annihilant le bon écrivain pour faire place nette à l’écrivain inepte, mystificateur ou vaniteux ?
Dans son ouvrage The Historic Thames, le grand Hilaire Belloc décrit comment l’Ordre de saint Benoît a sauvé la culture européenne et avec elle la religion du Christ « en octroyant aux monastères du temps libre pour l’effort littéraire des plus érudits, tandis qu’il vouait les autres à une règle de travail acharné et assidu. » Si la Compagnie de Jésus ne parvenait pas à accomplir tel exploit, et pire encore, si les hommes que Dieu lui avait envoyés gracieusement, pour leur capacité de travail et leur vie intellectuelle, devaient être dépecés ou châtiés, en raison de leur don, quel doute subsisterait-il sur le fait qu’elle ne se serait pas muée en instrument du démon ? Que Dieu nous préserve d’une telle malédiction.
L’argent alloué à la “littérature de propagande” qui foisonne dans notre province devrait être, selon la volonté de Dieu Notre Seigneur, redistribué aux pauvres, si faute de vision et de conseil intellectuel, il ne pouvait être alloué à la sensibilisation des ouvrages à la glorification de l’Église et de Dieu, utiles à la Patrie : une entreprise hautement caractéristique de la Compagnie de Jésus, mais peu florissante dans notre malheureuse province. Une telle “littérature de propagande” est indécente et contre-productive. Souvenons-nous de l’aventure cocasse de l’histoire du séminaire du père Isern : d’une centaine d’exemplaires offerts en grande pompe lors d’un « Congrès d’histoire » tenu en 1936 (si je ne m’abuse), mais qui ont été vendus quelques jours plus tard à 0,20 $ l’exemplaire par le portier du Congrès à une librairie d’occasion, avant d’être découverts par mes soins chez Palumbo. [36]
Si l’éloge émanant de notre propre bouche est avilissant, l’éloge collectif ne fait pas exception à cette vile pratique. Il en va de même pour l’éloge de soi indirecte et claironnée, telle une publicité tapageuse dans le style d’une affiche, qui exhume de manière inopportune et illettrée les gloires passées, et réclame plutôt de l’imitation que de la duperie. On peut lire dans la biographie du patriarche d’Assise, qu’il s’indignait contre les frères qui déclamaient des dithyrambes en l’honneur des anciens saints et martyrs, le grand François disait avec raison que les saints désiraient être imités plutôt qu’encensés ; et que le martyr était honoré non pas par celui qui en parlait, mais par celui qui lui ressemblait. Il convient de faire une distinction entre saint Ignace de Loyola lui-même et ceux qui écrivent sur les vies de saint Ignace de Loyola : la première est une chose et la seconde en est une autre.
Ainsi, le mauvais usage de l’argent commun est une faute imputable à la pauvreté, et pas qu’une faute mineure ; et une présomption de cette faute est omniprésente où l’argent commun est géré avec trop de « secrétisme ». Celui qui ne gère pas l’argent comme le sien, mais comme celui de tous, n’éprouve aucune gêne à consulter les autres, au contraire, il s’y sent obligé ; et deux avis valent mieux qu’un, de nombreuses d’erreurs seront évitées, mais qui une fois commises, sont irréparables. Les exemples abondent tels que le collège de Santa Fe, des grosses sommes d’argent englouties par les grossières erreurs d’un comptable véreux, la vente hâtive et secrète du parc Martinez qui a servi à enrichir un tenancier de maisons closes, l’acquisition de nouvelles maisons pour des collèges qui sont parfois déjà à la campagne, l’erreur de départ de cette « université » au cœur de la campagne pampéenne, qui ne produit que des fleurs de serre. En somme, des pans entiers de l’économie de la province, gérés dans le plus grand secret et avec la sordidité et la puérilité des plus évidentes, est pour moi actuellement un objet de contemplation, bien qu’amer : j’y vois la main de la Providence châtiant non sans ironie les faux pauvres que nous sommes.
Huysmans a remarqué avec horreur à Lourdes que l’Église était en train de devenir créatrice de laideur, alors qu’elle était ou devrait être productrice de beauté ; et il vit en cela l’empreinte du passage du malin. Nul n’a besoin de se rendre à Lourdes pour faire l’expérience de cette horreur religieuse. L’Église d’Argentine s’est avilie : la vertu de la magnanimité ne s’y manifeste plus, il semble parfois y sévir une véritable aversion de l’intelligence, un ressentiment contre la beauté et la vie. (…) Il n’y a rien où elle met la main sans y apposer le sceau du mauvais goût. Notre province n’est pas exempte de ce plébéianisme, de ce ressentiment ou de toute autre chose. À mon retour d’Europe, le père Isern avait organisé une prétendue « exposition du livre jésuite » qui s’est révélée être une véritable et humiliante mascarade. Les œuvres d’art qui sont commandées de temps en temps par un de nos collèges ne sont que des immondices abominables. J’ai déjà mentionné l’exemple des livres : il suffit qu’un livre soit vulgaire, absurde, flatteur ou inutile, qu’il soit le produit de l’oisiveté, de la vanité ou du besoin, et non du travail, pour que la province lui apporte son soutien. La censure y sévissant de manière perverse, et étant contre-nature, ne fait qu’inciter le diable à rire. En effet, qu’attend le diable, sinon que l’argent des pauvres du Christ soit gaspillé et utilisé pour rendre l’Église ridicule, infâme ou méprisable ? Judas a accompli un travail d’orfèvre : ses trente pièces d’argent ont été investies pour quelque chose d’utile.
Ainsi, mes très chers frères, il existe la pauvreté effective et la pauvreté affective ; et il est possible de pécher dans la pauvreté aussi bien dans le domaine des biens privés que dans le domaine des biens communs. Dans les monastères de religieuses, j’ai été témoin d’énormités en matière d’appropriation de la part d’une mère supérieure qui s’est arrogée la propriété de la maison, et a réduit ses sœurs à l’état de servantes : ce trait ressort d’autant plus chez les femmes, qui ont une propension naturelle à l’autorité. Il est troublant de constater que cette tentation semble s’attaquer principalement aux personnes de basse extraction et de naissance modeste. Le fait de maintenir en fonction les supérieurs de manière perpétuelle ou sur une longue durée, va à l’encontre de l’esprit et de la lettre de la Loi, et contribue grandement à favoriser cette tentation chez les hommes pauvres d’esprit. Et que dire de ceux qui, une fois nommés supérieurs, sans autre supériorité que celle du titre, sont si effrayés par leurs charges qu’ils n’hésitent pas à mystifier Rome au sujet de leurs gouvernances, pour s’y maintenir en place, en déformant la vérité, en produisant des informations partielles, en ayant une dent contre les subordonnés dont ils redoutent la clairvoyance ou le franc-parler, et peut-être même vont-ils jusqu’à les calomnier et à les dénigrer de manière opportune afin qu’ils ne leur fassent point ombrage ou ne les démasquent pas ?
C’est une chose de grand danger.
Pour un roturier d’être au sommet.
Celui qui n’est point habitué
à commander et à dépenser de l’argent,
s’il s’élève, faillit.
Et devient bien pire qu’un scélérat.
Comme le raconte l’histoire du dindon
qui fût élevé au rang de roi,
dont le troupeau s’est brisé
et mourut de chagrin.
Il faut être un oiseau des sommets
pour savoir faire la loi.
Nous sommes en train de nous prolétariser,
je le dis sans acrimonie.
Bien que la naissance
ne garantisse en rien la réussite,
quand elle est pur fruit du hasard,
celui qui vient d’une basse lignée
encourt un terrible danger
en prenant place sur un trône.
La noblesse est nécessaire
pour ne pas être un piètre dirigeant.
Et, il n’existe que deux catégories de noblesse,
selon moi et mon expérience :
noblesse d’esprit ou noblesse d’éducation.
Que sont l’ordre et la hiérarchie.
Mon père disait toujours :
“si nous sommes dans la décadence,
c’est que le Patricien a failli
et qu’une autre créature s’est intronisée.”
(La mort de Martín Fierro. Chant IX.)
Cet état de fait ravage tellement la vertu de la pauvreté, que même les subordonnés eux-mêmes sont dans l’impossibilité de résister à la tentation de suivre l’exemple du propriétaire supérieur, et se voient même contraints par la même nécessité de constituer des économies ou des réserves d’argent par précaution pour subvenir à leurs besoins, que le supérieur, égoïstement, ne remédie pas, ne sait pas et ne se soucie guère de savoir. Cette situation n’incite pas non plus beaucoup de nos ouvriers à apporter les aumônes dans nos maisons en voyant comment elles sont employées ; et le constat amer selon lequel le travail de certains est exploité par d’autres qui ne travaillent pas effectivement et ne produisent rien d’utile, mais qui s’agitent et consomment seulement, ne peut que produire sur les religieux le même effet que le capitalisme actuel produit sur les masses prolétariennes. Le lien social se désagrège, la concorde périclite et ce qu’on appelle la « lutte des classes » fait son apparition.
Aucun supérieur n’a le droit, au sein de la Compagnie de Jésus, de retenir les outils de travail hors de portée des travailleurs, car une telle privation violerait la loi naturelle. Prenons l’exemple d’une maison où il existerait un Nouveau Testament en éthiopien ainsi qu’un professeur d’Écriture maîtrisant cette langue ; et que le Provincial retienne le livre dans une chambre et qu’il refuse de le prêter à quiconque, car le livre étant magnifiquement relié avec des bordures d’or gravées au burin, est tout simplement beau à contempler, posé sur sa table. Un tel Provincial manquerait (selon saint Thomas) à la justice commutative, qui est de donner à chacun son dû, de telle sorte qu’en cas de grave nécessité, le professeur serait même autorisé à le lui dérober.
Cet exemple grotesque met en lumière de nombreux cas pratiques où des individus incompétents ont en leur possession des outils de travail, ce qui est non seulement grotesque mais également tragique. Comme nul n’a le droit de condamner un travailleur à l’inaction après lui avoir donné une formation, le cas concret qui pourrait se présenter dans une situation d’urgence où on lui retirerait ses outils de travail pour les confier à un imbécile qui se divertit, serait d’invoquer la chose suivante : « la Compagnie de Jésus, ma mère, ne me fournit pas les outils pour travailler, Dieu veut que je les cherche. » Si les outils étaient retrouvés et récupérés, et qu’un supérieur véreux venait à les reprendre à nouveau, la réponse appropriée serait : « Je ne dois pas les remettre : ils ne m’appartiennent pas. »
Ce sont là les conséquences, mes bien-aimés frères, que provoque la brèche ouverte dans le rempart de la Sainte Pauvreté par des hommes souillés par l’attachement ; et prions pour que celles-ci ne se limitent qu’aux pages des livres d’histoires que nous lisons !
En revanche, lorsque ce saint et nécessaire détachement sévit, la vie religieuse regorge de santé et de beauté. Les vertus de la charité, de la générosité et de la magnanimité sont pratiquées avec excellence par les pauvres du Christ, au grand étonnement d’Aristote, non pas de façon isolée, mais collective, témoignant d’une grandeur du peuple chrétien : soit, car des sommes modiques bien employées, produisent des effets considérables, comme ce fut le cas pour « L’Apostolat de la Presse » de Madrid ; soit, car des sommes importantes sont utilisées conformément au Cœur du Christ, comme ce fut le cas dans la Nouvelle Grégorienne de Rome, ma chère Alma Mater.
C’est ainsi, si vous y prêtez attention, que la Compagnie de Jésus a été fondée dans l’esprit de notre père saint Ignace. Saint Ignace a fondé la Compagnie dans le but de « baptiser le sociologique », c’est-à-dire pour réaliser des œuvres en défense de l’Église de grande envergure, de grande portée et de grande transcendance. Il ne s’agit pas seulement d’œuvres individuelles, mais également d’œuvres collectives voire universelles. Pour mener à bien ces œuvres, il faut parfois de puissants instruments matériels et dispendieux. Comment donc concilier la magnanimité de l’Église avec le dénouement total des pauvres du Christ ?
Saint Ignace formait des hommes si bien instruits que leur travail serait incontestablement reconnu comme utile à la communauté où ils vivraient, et si détachés qu’ils seraient prêts à vivre dans la mendicité, dans des maisons si désintéressées qu’ils n’auraient aucun bien matériel permanent ou de revenus de subsistance, et où tout serait prêté ; mais où ces hommes seraient également des bastions soutenus, idéalement au jour le jour, par cette même communauté ou ekklesia avec tout ce qui est nécessaire à un bastion : les armes et les fournitures d’un collège, d’une université ou d’une maison d’écrivains, une collaboration réussie entre la libéralité du laïc et l’héroïsme du moine.
Dans une correspondance ultérieure, j’approfondirai comment cet idéal de la Maison professe a connu le déclin, non seulement pour des raisons externes, mais pour une raison de cause interne : le déclin de la formation des N.N. [37]. Il est primordial de conclure que cet idéal ne saurait être abandonné, que cette représentation du grand stratège spirituel ne saurait être répudiée, et que sa restauration possible, voire même sa préservation sous sa forme embryonnaire dépendent de la vertu de la pauvreté, de la barrière du détachement spirituel, de l’étreinte maternelle de cette disposition de l’esprit que les Exercices spirituels nomment « indifférence ».
Ce à quoi, je prie humblement Notre Seigneur Jésus-Christ de me faire don entièrement de ce qui suit avant que n’advienne ce jour funeste et tumultueux, un jour de tempête et de tumulte, quand toutes nos maisons m’abandonneront, quand je n’aurai plus de refuge où reposer ma tête, et quand, obéissant aux vœux de mon Révérend Père, je quitterai Buenos Aires sans quitter Buenos Aires et prendrai le tramway Lacroze pour la dernière fois [38].
Dans le Christ.
Professus Infimus [39].
P.S. Le plan de cette lettre comportait en annexe divers cas pratiques : 1°) sur l’office du Procureur ; 2°) sur l’office de l’Acquéreur ; 3°) sur le confort ou l’inconfort de nos maisons ; 4°) sur les besoins particuliers de certains métiers ; 5°) sur les voyages des N.N ; 6°) sur l’hospitalité de nos maisons ; 7°) sur le soin de nos malades ; 8°) sur les remèdes dispendieux, sur la réfutation au père Laburu ; 9°) sur l’édition de livres ; 10°) sur l’usage de l’avion et de l’automobile ; 11°) sur les bibliothèques ; 12°) sur les vacances ; 13°) sur l’usage de l’automobile. Mais si nous examinions ces points, comme il le convient, cette lettre se transformerait en opus. C’est pourquoi, nous les laissons aux soins de la respectable Congrégation provinciale ; en supposant que nous n’abordions pas ces sujets, notre charge de travail serait moindre et nous serions en mesure de mieux mettre en pratique le conseil prodigué par notre très Révérend Père général : « Ne vous engagez pas à réformer, là où vous n’avez pas d’autorité. » Autrement dit, débrouillez-vous.
Sur la chasteté
Buenos Aires, 28-VI-1946 (fête du Sacré-Cœur)
Mon Révérend Père Antonio Viladevall,
San Miguel,
N’ayant pas pu venir vous rendre visite le 13, jour de votre fête, j’ai pensé vous dédier cette lettre que je dois écrire sur la vertu de la chasteté en hommage à celui qui fut le meilleur de mes pères spirituels.
Vous savez que j’ai écrit deux précédentes lettres au sujet des deux autres vœux religieux. J’ose espérer qu’elles ont pu parvenir jusqu’à vous. Quel Recteur oserait détruire une lettre destinée au respectable religieux qui a été – et peut encore être – le maître incontesté de tous ?
Toutefois, si elles ont été détruites, je ne peux rien contre cela, à moins d’invoquer notre père saint Ignace afin de protester contre ce mépris du canon 481, § 6 de l’Épitomé, dont l’abrogation est impossible, même pour notre Révérend Père général.
Parler de chasteté est un exercice extrêmement délicat, s’il en est, car dans cette vertu, « il n’y a guère de place à l’interprétation », et si l’on en parle de manière trop abstraite, on risque d’être insipide, tandis que si l’on aborde le sujet de manière concrète, on risque de heurter les sensibilités. Comme le disait mon saint patron Jérôme, « On ne peut guère parler de pudeur sans être impudique ».
Par conséquent, la meilleure approche consiste à commenter simplement, et avec l’objectivité scientifique que confère la bonne psychologie, ce que Notre Seigneur Jésus-Christ a enseigné et ce que saint Thomas a ensuite exposé à son sujet.
Ce que notre Sauveur a enseigné, c’est qu’il existe trois catégories « d’eunuques », et que seuls les troisièmes étaient profitables à ses yeux pour le Royaume des cieux : qui seipsos castraverunt propter Regnum Caelorum [40]. Il a également dit que sa parole ne pouvait pas être « embaumée » par tous, il s’agit là du sens grec du mot « joróusin ».
Dans le merveilleux chapitre CXXXVI de la IIIa partie de la Somme contre les Gentils, saint Thomas anticipe toutes les objections du monde moderne à l’égard de l’abstinence totale, et affirme que la virginité religieuse est subordonnée à la contemplation. Ainsi, cette vertu ne trouve son accomplissement que dans ce but ultime, et sera plus ou moins parfaite, selon qu’elle s’approche ou s’éloigne de Dieu.
Notre père saint Ignace nous a transmis une parole remarquable en nous enjoignant dans une règle de nous « instruire » et de discerner les vraies vertus des fausses, les véritables vertus des apparentes, les vertus faibles des fortes et les vertus imparfaites des parfaites. L’expérience de notre époque démontre qu’une telle règle est plus que jamais nécessaire, notamment pour les gouvernants. Le climat protestant a peuplé notre miséreuse époque de vertus négatives ou « puritaines » contre lesquelles le monde moderne a entendu la voix terrifiante de Friedrich Nietzsche s’insurger.
La psychologie enseigne qu’il existe une forme de fausse chasteté voire une chasteté perverse, comme l’a souligné déjà saint Thomas d’Aquin dans son commentaire sur le Stagirite [41]. Elle révèle également l’existence de formes de chastetés imparfaites, qui, pour ceux qui les pratiquent comme pour les autres, comportent leur lot d’inconvénients et de rigueur, frôlant parfois l’hypocrisie ou la misogynie, et suscitant le puritanisme antipathique que Max Scheler, dans son ouvrage sur la Sympathie, a qualifié injustement « la morale des prêtres », die Priestermoral.
Dans ce livre, le grand philosophe germano-hébraïque décrit la « moralité des prêtres », comme étant hostile aux grandeurs et aux douceurs de la vie conjugale, ignorante de l’amour conjugal, calomniatrice de l’union conjugale, grossièrement rancunière et envieuse, grossière et obscène, lorsqu’il évoque la question du re conjugali [42]. D’ailleurs, comment se fait-il que mon éminent professeur de morale, revêtu de la soutane de haut en bas, n’ait pas encore croisé sa route ? Bien qu’il soit effectivement indéniable que quelques prêtres correspondent à cette description, cela ne représente pas la « théologie morale » des prêtres dans son ensemble.
Car, en effet, toute abstinence de relations sexuelles ne conduit pas systématiquement à l’élévation et à la perfection de l’homme. Dans le recueil de problèmes présentés à la fin des Œuvres complètes d’Aristote, au problème n° 29, section V, la question est soulevée : Quare Illi qui non concumbunt, atra bile laborant ? [43], et cette observation est bien connue de ceux qui ont fréquenté des endroits tels que les prisons et les couvents où l’esprit est parfois bridé.
Un évêque anglais, qui ne portait pas la Compagnie de Jésus dans con cœur, s’entretenait avec un groupe de prêtres sur les disgrâces regrettables qui surviennent parfois au sein du clergé (ce qui n’est pas proprement anglais), un interlocuteur lui objecta l’irréprochable chasteté des jésuites. L’évêque, qui était un « Oxfordien » et un homme de grande intelligence, répliqua :
– En effet, les jésuites sont, de l’extérieur, irréprochables. Mais ils le paient au prix fort.
– Comment paient-ils ce prix ? Lui ont-ils demandé.
– Ils le paient par la névrose.
Lors de mon séjour en Angleterre, des pères anglais, se prévalant de leur éducation et de leurs habitudes sportives, me racontèrent cette anecdote. Ils reprochèrent aux provinces latines, en particulier italiennes, un manquement dans l’éducation de la chasteté des jeunes hommes, qui défendent l’infâme « honneur masculin » et étouffent soigneusement tout scandale, mais jettent en pâture aux loups de l’enfer une triste cohorte de névrosés qui se déploie sur une steppe glaciale le long de la caravane. Malheureusement, ceux qui suivent dans la caravane ne sont d’aucune utilité et n’accomplissent rien ou presque, car ce sont les plus doués humainement qui sont sacrifiés. En revanche, les ânes et les vanneaux huppés, eux au contraire, sont maintenus en bonne santé.
Le démon Vénus, invisible, plane au-dessus de nos étudiants, foudroyant de ses flèches ceux qui sont imprudents ou solitaires. Malheur à eux ! Cependant, d’après mes souvenirs de jeunesse, je ne peux point affirmer que cette province de jésuites m’ait apporté une aide précieuse pour résoudre complètement mes problèmes sexuels, si ce n’est par le biais de l’enfermement et de précautions extérieures excessives.
Mes pères spirituels, excepté votre révérence, étaient extrêmement ignorants dans ce domaine, et n’avaient ni expérience ni études psychologiques à ce sujet. Je me rappelle les propos tenus du père Ferragud (que son âme repose en paix) lors de ma deuxième année de philosophie au séminaire. Au premier examen de conscience, il a déclaré : « Ceux qui parlent de ces choses-là, on connaît la souillure qu’ils portent en eux ». Ces propos ont été suffisants pour me dissuader de lui parler de mes vrais problèmes tout au long de l’année. Après avoir résolu ces problèmes tant bien que mal par mes propres moyens, avec difficultés, et au prix de ma santé, ou plutôt en les surmontant grâce à l’amour de l’Esprit-Saint, de Sainte Thaïs, de Sainte Thérèse et de la Sainte Vierge (qui en sont les représentations), je peux enfin en parler à mes frères. S’ils ont plus de connaissances que moi dans ce domaine, comme c’est probablement le cas, ils pourront au moins me corriger si je m’égare. Aussi, saint Ignace avait pris l’habitude de faire prêcher en communauté sur une vertu donnée celui qui était le moins vertueux de tous.
Cette lettre est composée de trois parties, chacune traitant les trois catégories « d’eunuques » décrites par Jésus-Christ. Dans une deuxième lettre, j’approfondirai la relation intrinsèque entre la chasteté et la contemplation ; non pas d’un point de vue théologique, mais sous l’angle familier « de Pacôme » [44] ou de la collation spirituelle.
I
Selon les paroles du Christ, « Certains sont des eunuques, car ainsi, la nature les a faits ». Ce sont ceux que la science qualifie d’impuissants, de frigides, d’asexués, d’insensibles ou de misogynes. S’ils le sont sur le plan physique, l’Église leur interdit l’accès aux Ordres sacrés. Vermeersch enseigne que l’esprit de cette interdiction s’étend à ceux qui le sont sur le plan psychologique : en effet, le prêtre du Christ doit être un homme intègre, et encore plus que jamais, en ces temps troublés.
Hier, dans le tramway, je me trouvais en compagnie d’un prêtre dont j’avais combattu fermement l’ordination, poussé à l’époque par le même instinct infaillible de ses compagnons qui le taquinaient pendant leurs instants de détente, bien qu’il fût très gentil et intelligent. Malgré toutes nos objections, il a néanmoins été ordonné. Son nom m’échappe pour l’instant… C’était un individu aux allures féminoïdes [45] qui a suscité de vifs remous tout d’abord à l’Hôpital puis à la Curie, et qui est maintenant engagé dans un différend complexe avec l’archevêque. Il prétend que les fidèles ont l’obligation de le nourrir, en échange de la célébration de la messe, sous prétexte qu’il est « un prêtre chaste. » En qualité de psychologue, je crois en premier lieu, que cet état ne saurait perdurer ; qu’en second lieu qu’il n’y a pas de remède ; qu’en troisième lieu qu’il continuera à semer le trouble jusqu’à la fin de ses jours. Laissez-vous abuser, car vous n’avez pas prêté attention à mes avertissements.
Ainsi, des cas similaires existent dans notre province, premièrement l’ingénieux système de sélection crée par saint Ignace est mal calibré et confié aux mains d’individus incompétents, permettant à de nombreux eunuques de premier plan de s’infiltrer au sein même de la profession solennelle ; et deuxièmement, car l’éducation déficiente en matière de chasteté que nous a dispensée cette province provoque chez certains une « répression excessive » qui les infantilise et les mutile humainement à vie. En effet, la forte répression de l’instinct sexuel exercée par l’Église n’est pas vouée à demeurer à l’état de simple répression (comme je l’ai démontré dans ma thèse la Catharsis catholique, que nos frères ne connaissent guère et qui les indiffèrent). Elle doit devenir une « sublimation » des affects, sans laquelle il ne peut pas exister d’homme intègre.
La chasteté, lorsqu’elle est une vertu purement négative, n’est qu’une étape sur le chemin de la vertu, ou bien elle est un vice positif, comme le reconnaît saint Thomas dans l’article cité plus haut. Autrement dit, la chasteté doit gravir les trois degrés de toute vertu, à savoir bene, facíliter, delectabíliter» [46] – ou comme l’expliquait avec esprit notre Instructeur Poulier : « Au premier degré, les femmes ressemblent à une souillure ; au second, à des anges ; et au troisième, simplement à des sœurs. » Et c’est précisément ce qu’elles sont.
Nombreux sont les jésuites que je connais, qui sont incapables de traiter les femmes avec l’amour fraternel nécessaire, sans lequel ils leur est impossible de leur apporter un véritable bien : seul l’amour peut enseigner et convertir ! Certains les évitent à ce point qu’ils refusent même de les confesser toute leur vie durant, comme ce père respecté reconnu de tous. D’autres les traitent avec mépris, dédain ou ingratitude, les considérant comme des souillures. En revanche, d’autres, les traitent comme des anges, ce qui leur plaît, mais laisse peu de trace dans leurs âmes. Cette manière de traiter les femmes en utilisant le langage amoureux ou celui d’un amant explique quelques grands succès financiers et populaires, ainsi que les escapades de certains jésuites hors de leur foyer, alors même qu’ils devraient plutôt se consacrer à l’enseignement et à l’étude la théologie, s’ils ne les maîtrisent pas encore.
II
Mais il existe un cas encore plus grave où la transgression en matière de chasteté, rend non seulement l’Apôtre immature et inutile, mais le transforme positivement. Comme notre Sauveur l’a dit : « Certains sont devenus des eunuques en raison de la brutalité des hommes ».
En tant qu’éminent Docteur en sciences sociales, Balzac a étudié les effets délétères de l’abstinence forcée sur le caractère, lorsqu’elle ne se mue pas en une vertu véritable et parfaite. En limitant la portée générale et absolue de ses conclusions, la thèse présentée « Le Curé de Tours » se révèle exacte. Seule la paternité arrache l’homme à lui-même, le magnifiant, le rendant social et altruiste. Le célibataire est d’ordinaire asocial, égoïste et sinistre. Du moins, il ne serait guère propice à l’Apostolat [47].
Ainsi, Balzac ignorant ou peut-être incapable de reconnaître la paternité spirituelle dans son entourage, a malheureusement cru que celle-ci avait entièrement disparu de l’Église à la suite de la perte de son pouvoir politique. Il a ainsi décrit (à tort) l’ensemble du clergé catholique sous deux archétypes vicieux : d’une part, celui du prêtre bon enfant, paresseux, puéril, réservé, que l’on nomme « l’Abbé Chapeloud », et d’autre part, la figure terrifiante de l’ambitieux sans scrupules, impitoyable et insensible, représentée par le « Vicaire Troubert », dont il dit : « Nul doute que Troubert n’eût été en d’autres temps Hildebrand ou Alexandre VI. Aujourd’hui, l’Église n’est plus une puissance politique et n’absorbe plus les forces des gens solitaires. Le célibat offre donc alors ce vice capital que, faisant converger les qualités de l’homme sur une seule passion, l’égoïsme, il rend les célibataires ou nuisibles ou inutiles. »
Voici les deux traits caractéristiques de ces êtres qu’une répression vicieuse a rendus, soit puérils, soit cruels, soit les deux à la fois, comme des enfants. Qui niera l’existence de ces êtres que le père Lloberola a ingénieusement qualifiés de « célibataires de la gloire de Dieu » ? Votre révérence les a sûrement rencontrés.
Ils sont prudents comme des félins, froids comme des serpents, fermés comme des huîtres, incapables d’effusion cordiale et d’amitié sincère, arrangeants, imbus de leurs propres savoirs, impitoyables, incompréhensifs, soucieux de leur santé et de leurs privilèges, calculateurs, insensibles, inhumains, prudes, ennemis de la grandeur, aigris, antipathiques, craintifs face à l’homme et son espèce, rationalistes, repliés sur eux-mêmes, égocentriques, ingrats, démesurés, inutiles, distants, pantins, censeurs d’autrui, affligés, renfermés, négativistes, prudents à l’excès, susceptibles, froids, condescendants, présentant au monde une image rebutante de leur Divin Maître.
Ce chapelet d’adjectifs à la manière de saint Paul ne s’applique à aucune réalité factuelle au sein de la Compagnie de Jésus, ni peut-être même dans le monde entier ; c’est « l’archétype » vers lequel tend le prêtre « de l’abstinence sans charité », nommé par Hugo Wast dans la « Cité turbulente » ; surtout quand ils sont dévorés par le démon de l’ambition, à l’instar du vicaire Troubert. Toutefois, des approximations plus ou moins proches de cet « archétype » idéal existent dans les couvents, je n’en doute nullement ; je m’appuie pour cela sur les témoignages réalistes d’un recueil de proverbes espagnols [48] : « Moine et juif, jamais bon ami » – « Cœur de moine, aussi dur que le Silex, et aussi insaisissable que l’air » – « Avec les gens en bonnets, ne te mêle pas ? » – Et ainsi de suite.
Méfiez-vous de la luxure, cette chienne perfide ! Chassée par la porte, elle revient se glisser parfois déguisée par la fenêtre. Et avec quelle affabilité, elle revient frapper à la porte de ceux qui ont refusé la chair, leur réclamant en retour une part de leur esprit !
La chasteté est une vertu chez certains ; mais pour d’autres, elle frôle le vice.
Ô Dieu, oserai-je prétendre que je suis chaste ? Je suis, en vérité, abstinent ; mais je n’irai pas jusqu’à me qualifier moi-même de chaste, bien que je n’aie jamais connu de femme, par la volonté de Dieu plutôt que la mienne ; je ne prétendrai pas non plus être vierge. Je préfère me décrire comme un enfant, dont l’esprit est rempli de jeux et d’images fugaces, parfois joyeuses, parfois effrayantes, mais toutes éphémères et divines. Je me décrirai comme un vieil homme, observant au-delà de la forme de guitare des femmes (« bombées devant et rondes partout », comme disait le poète) une âme cachée, souffrante, ou sur le point de l’être. Et qui se perd. Une âme semblable à la mienne.
Ô Dieu, je t’implore pour obtenir la chasteté essentielle, la chasteté de ceux qui se moquent de la chasteté, et s’exclament : « Qu’est-ce que la chasteté ? ». Permets-moi de vivre dans une chasteté profondément ancrée dans les cœurs remplis d’amour, de ceux qui aiment tellement qu’ils n’ont pas de temps pour autre chose et qui s’amusent à dire : « Qui pourrait s’imaginer que je donne naissance à des enfants ? ».
Et que dois-je faire de cette chair d’hôpital ? Serait-ce uniquement pour cette raison que Dieu a créé la beauté ? Et qui suis-je pour goûter au plus grand délice et au plus grand trésor qui existe en ce monde, dans cet immense sanatorium où les pauvres et les souffrants abondent ? Je suis pauvre. Je n’aspire à aucun bien que ni Jésus-Christ ni l’Immaculé Conception, qui étaient tous deux pauvres, n’aient possédé.
Oserai-je prétendre que je suis chaste ? Je dirai simplement que je suis pauvre. Mais devrai-je renoncer pour autant à la maternité ? Hélas ! Je ne peux guère renoncer à la maternité, à la gestation douloureuse et déformante. Je ne puis renoncer à l’impérieuse nécessité de donner la vie, inspirée par les histoires de ceux qui ont péri au service des autres, ceux qui sont tués sans cesse dans ce monde, toujours les mêmes.
À l’instar de la maternité aimante de sainte Thérèse d’Avila, de la mère aimante de saint Jean de la Croix, du grand prêtre saint Roque González, je ne peux guère renoncer à la maternité qui est en moi, violente et urgente, semblable aux douleurs de la femme enceinte.
III
Après ce bref interlude [49] personnel et poétique, inspiré par la poésie même de la vertu que j’explore (qui ne saurait être sustentée sans quelque forme de poésie), nous allons aborder la troisième catégorie d’eunuques mentionnée dans la grande parole du Christ.
La parole du Christ était la suivante : « Mais de cette parole, tous n’en sont pas dignes. » La conduite de certains Ordres et Épiscopaux en la matière est un déni continuel de la parole du Christ. À travers leurs œuvres, ils opposent au Christ cette autre parole : « Tout le monde en est digne, à condition d’être enfermés ensemble dès leur plus jeune âge, de ne pas leur parler des problèmes de la vie, ou de ne pas leur en parler avec horreur, et à travers un voile obscur de phraséologie dévote, pourvu qu’on les farcisse de beaucoup, beaucoup de piété ».
Le Saint-Siège a récemment levé le vœu de célibat de Zubiri, prêtre basque et philosophe, et l’a publiquement autorisé à se marier. La déclaration de Zubiri a révélé qu’il ne comprenait pas pleinement, au moment de son ordination, l’obligation qu’il contractait. Rome a donc admis que la levée du vœu était possible et, dans le même temps, elle s’est imposée une nouvelle obligation bien plus sérieuse envers ses propres séminaires.
Je ne pousse pas aussi loin la critique que mon maître Arthur Vermeersch S.J. dans sa condamnation des Écoles apostoliques, où (selon lui) « un homme devient un jésuite à l’âge de 8 ans. » Je pense que si la Sainte Église les tolère, c’est parce qu’elles sont aujourd’hui considérées comme un moindre mal ou un mal nécessaire, à condition qu’elles soient d’excellente qualité, comme c’est le cas pour notre école de Santa Fe.
Je ne suis pas aussi audacieux que Valuy S.J. dans son illustre opuscule La vie religieuse, où il soutient que tout séminariste qui tombe dans le vice solitaire doit être impitoyablement éliminé. Je crois que certains doivent être plutôt exclus, et que d’autres, où l’on peut déceler de la bonne volonté avec l’espoir (au moins) d’une lutte constante, doivent être aidés et soutenus, avant et après leur ordination sacrée.
Toutefois, à mon avis, un séminaire dont le Recteur se consacre à la construction d’édifices et de fermes, où un Préfet des études manque d’honnêteté intellectuelle, où un Préfet général ne s’occupe (à juste titre) que de la simple discipline externe, où il n’existe qu’un seul père spirituel, où des professeurs n’ont aucun lien entre eux, ni avec le Recteur, ni avec quiconque ; et enfin, last but not least [50], une maison d’études, où les études ne sont considérées que comme un simple passe-temps pour les étudiants, plutôt que comme une véritable formation universitaire, ne peut en aucun cas être tenu responsable d’une telle discrimination, élimination et direction spirituelle.
Je suis tenu de le dire même si cela me coûte la vie : « Ils seront punis en proportion du mal qu’ils feront, a déclaré saint Jean de la Croix en mentionnant les supérieurs aveuglés ; car pour un guide, il est un péché mortel de fermer les yeux ou de ne pas avoir de clairvoyance. »
Il est psychologiquement impossible pour un jeune homme d’atteindre cet état délicat d’élévation des passions en sentiments et d’attachement aux images religieuses, nommé « sublimation » dans une maison qui ne laisse guère de place pour la contemplation, bien qu’elle soit vouée par l’Église à favoriser la recherche de la sagesse.
Aujourd’hui, jour du Sacré-Cœur, je viens d’entendre un sermon effroyable à l’Église. Le moins que l’on puisse attendre d’un séminaire est de donner à tous ou presque tous ses élèves (le père Mostaza s’est entretenu avec moi à ce sujet à Rome.), une « bonne prédication », c’est-à-dire un parfait et complet habitus [51] de l’art oratoire, qui est pour le prêtre l’instrument principal du travail de toute une vie. Si un séminaire ne dispense pas à ses élèves cet habitus pratique indispensable, qui dépend d’un simple « entraînement » [52], ou apprentissage, comment pouvons-nous croire qu’il leur donne la sagesse, ou même des vocations intellectuelles en philosophie et en théologie ? Et dans ces circonstances, peut-on vraiment s’étonner qu’il y ait des manquements en matière de chasteté ? Ce qui m’effraie davantage, c’est qu’il n’y en ait pas beaucoup plus que cela.
Le père Lloberola, à qui je dois quelques enseignements de vie spirituelle et de sage discernement propre aux espagnols, a déclaré un jour à l’un des N.N. qui se confessait être tenté par la chair : « L’art oratoire est l’un des grands remèdes contre la concupiscence charnelle. Parlez-en en public à chaque occasion qui se présente, même si cela vous coûte davantage ». Le subordonné a obéi et aujourd’hui, il est non seulement guéri de l’incitation de la fornication, mais il est également un prédicateur remarquable ; car comme l’affirmait le père Mariana, nombreux maux de nos frères proviennent d’une alimentation excessive, de même que de nombreuses tentations naissent du manque de travail. J’entends par « travailler » le fait de s’investir dans une œuvre sacerdotale, non seulement avec le corps, mais également avec l’esprit, l’imagination et le cœur.
Et à propos de cela, de la même manière que j’ai commencé, je souhaite conclure sur ce sujet en rappelant une belle discussion sur l’oisiveté tenue par votre révérence lors d’exercices (inoubliables !) de philosophie, et qui rencontrait une certaine résistance chez beaucoup de NN : (« À qui viendrait-il à l’esprit de parler d’oisiveté à des gens qui cherchent la perfection et qui sont remplis de sainte obéissance ? »). À cet égard, je me souviens de ce qui m’est arrivé avec un frère il y a quelques jours. Il est venu me dire : “Tous ceux qui actuellement, volontairement ou involontairement, sont vraiment oisifs dans la province, sont instinctivement vos ennemis”. J’ai levé les yeux au ciel et je me suis exclamé : “Grand Dieu !” »
« Je suis désemparé ! Que puis-je faire face à tant de personnes ? » Je n’ai de cesse de prier, votre Révérend Père, de se souvenir de moi devant l’Eucharistie, tout comme je me souviens de vous dans mes humbles prières.
Dans le Christ Jésus.
Sur la gouvernance
Aux Révérends Pères profès de la Province Argentine de la Compagnie de Jésus.
Mes bien-aimés pères et frères dans le Christ,
Je leur renouvelle mes excuses pour l’audace dont j’ai fait preuve en m’adressant à eux d’une manière inhabituelle, étant le plus novice d’entre tous. Ils ne contestent pas le fond de mes lettres, mais « le procédé » (sic) comme ils disent. Pourtant, je pourrais leur répondre avec les mots de Calderón de la Barca : « Il importe peu de s’égarer sur le menu, si l’on a trouvé l’essentiel. »
Toutefois, la véritable question serait la suivante : quelle autre option me restait-il ? Ceux qui prétendent qu’il me restait une autre voie, méconnaissent ma situation ainsi que celle de la province. Tous les autres moyens de défense m’ont été retirés, et notre très Révérend Père général m’a enjoint de me défendre.
Ces lettres sont actuellement indispensables à mon âme et à Dieu. Souvenons-nous des troubles délirants qui ont éclaté en Colombie et au Chili, qui ont nécessité des amputations douloureuses, peut-être injustes. Des situations analogues, voire pires, adviendront ici si nous ne trouvons pas de remède approprié.
Il est inutile de penser autrement : toute société, de toute nature, doit aspirer à un idéal commun et nécessite pour cela d’être gouvernée. Cet idéal ne saurait se réduire à la simple préservation de ladite société, et encore moins (si cette dernière est de nature religieuse) à l’accumulation de richesses, ou à la quête de la « fausse gloire que les hommes convoitent ». C’est précisément l’objet de cette lettre.
Sans une aspiration à un idéal commun, toute société se heurte à un écueil. Aspirer à un idéal et gouverner implique de maintenir les yeux constamment rivés sur l’objectif commun, et de mesurer toutes les actions à l’aulne de celui-ci. En effet, la société ne trouve de sens que dans la réalisation d’une œuvre collective. La race, la langue, la religion, les frontières sont les éléments matériels qui composent une nation ; le socle en est le « travail collectif ». En l’absence de celui-ci, la société dépérit et s’effondre. L’homme se meut dans la société telle une goutte d’eau dans un nuage éphémère. Mais pour cela, il est essentiel que le nuage voyage. Si le nuage stagne, la goutte pourrit ou se dissout, et des coups de tonnerre s’ensuivent. C’est précisément ce qui est arrivé à notre bien-aimée province, faute de vision idéale évoquée plus haut : sans œuvre commune, il ne peut y pas un travail collectif. Nous sommes devenus un nuage orageux.
La célèbre devise politique de Saavedra Fajardo était remarquablement perspicace : une flèche verticale portant en dessous le slogan suivant : « Ou tu montes ou tu descends ». Cela définit parfaitement une société, qui n’est pas une entité inerte, mais un mouvement constant. Chaque instant est marqué par un perpétuel va et vient. Interrompez, ne serait-ce qu’une heure la vie d’une société civile réelle, et vous découvrirez une unité de coexistence qui semble fondée sur tel ou tel élément matériel : sang, langue, frontières naturelles. Une interprétation statique pourrait nous amener à affirmer que c’est là, l’État. Mais nous réalisons très vite que ce groupe d’êtres humains s’emploie à accomplir une œuvre commune : conquérir d’autres peuples, défendre leurs intérêts, fonder des colonies, s’émanciper ou fédérer. En d’autres termes, à chaque instant, la société dépasse le principe matériel de son unité. Ce terminus ad quem [53] définit un État. Quant cet élan du toujours aller plus loin cesse, la société se meut de manière systématique, son unité ne devient qu’apparente, sa coexistence commence à se dégrader de l’intérieur, les deux bases fondamentales du consortium social se dissipent : la justice, que l’on nomme socialement loi ; la charité, que l’on nomme socialement concorde. L’un d’entre vous, pourrait-il me jurer, Chers frères, qu’il perdure beaucoup de concorde au sein de notre province et que la justice distributive est strictement préservée ? Pour ma part, je crains le contraire ; et je ne peux m’empêcher de citer le poète sans chemise qui a déclaré :
Compagnie de Jésus… Qu’ai-je dit ?
Chacun agit à sa guise.
Le contrat social ne sévit plus qu’en apparence.
C’est la vérité, nous ne formons pas une véritable société.
Mais plutôt une simple agrégation d’individus.
Dans cette province, quelle est l’œuvre commune qui, à la fois, sert Dieu et son Église justifiant ainsi notre rassemblement en un seul corps ? La réponse ne me semble guère évidente. Auparavant, on observait progressivement une multitude de N.N. qui accomplissait des œuvres de clergé séculier, de frères salésiens [54] ou de frères lassalliens [55] ; d’autres encore accomplissaient des œuvres de jésuites, mais de manière entièrement dispersée et isolée. Une autre partie de notre communauté, ne s’investissait dans aucune œuvre. Si notre œuvre commune consiste, par exemple, en l’administration des « collèges », (sujet que je développerai dans une lettre ultérieure), alors pourquoi ne formons-nous pas des enseignants et des directeurs qualifiés, compétents voir même diplômés ? Cette tâche modeste relève de la simple honnêteté professionnelle, mais elle n’est pas réalisée ; ce qui entraîne un déclin manifeste de nos collèges par rapport aux autres collèges catholiques de la Capitale, mais également de manière absolue ; ce qui est tout bonnement inacceptable, au regard de la faiblesse de l’enseignement en Argentine.
Une anecdote que l’on m’a rapportée raconte que le Révérend père Thomas I. Travi aurait déclaré impertinemment à Régina : « Nous n’aurons pas de bons enseignants avant 1955, car nous n’avons pas de gens. » Le père Gonzalo Palacios de Borao, invité à l’époque dans cette maison, lui répliqua avec franchise et assurance : « Ni en 1955 ni même en 1995, vous ne les aurez, si vous ne les formez pas. Et vous en auriez dès à présent, si vous les aviez formés. »
Il n’existe pas d’idéal provincial ni d’œuvre commune, car il n’existe pas de perspective de gouvernance, car on gouverne par habitude et pour le profit immédiat. Je ne porte aucune accusation envers personne, ni envers l’actuel père provincial que je respecte. Il n’est pas de mon ressort d’accuser, mais de rapporter des faits avérés.
Permettez-moi donc, mes chers pères et bien-aimés frères, d’illustrer cette thèse par un exemple personnel. J’ai conservé dans un album soigneusement collectionné les « censures » que mes frères m’ont adressées pendant mes années d’écrivain, activité à laquelle je viens de renoncer du moins temporairement en raison de problèmes de santé et d’autres difficultés diverses ; mais qui a constitué pour moi une expérience précieuse durant dix ans. Parmi la centaine de censures qui émanent de ma mère, la Compagnie de Jésus, c’est à cet endroit que je lis comme une enseigne lumineuse la thèse que j’ai énoncée plus haut, celle selon laquelle la charité, nommée concorde, et la justice nommée loi, se dissipent parmi nous faute de travail commun ; et que par conséquent leur coexistence se dissout. En effet, sur ces 153 censures, il apparaît que 45 % sont négatives, c’est-à-dire qu’elles rejettent catégoriquement mon travail, et ce, sans fournir de raison valable le tenant pour inutile ; et 10 % de ces censures le font de manière blessante et offensante, parfois avec une grossièreté absolue. Est-il possible (je m’interroge) qu’un homme qui est écrivain depuis sa naissance, qui a ensuite été élu par la Compagnie à cette fin, qui a été formé pendant de longues et dispendieuses études dans lesquelles il a réussi, qui a été nommé Docteur par les Facultés les plus prestigieuses du monde, se trompe cinquante fois sur cent, à savoir une fois sur deux à chaque fois qu’il écrit, et se trompe de telle manière que son écrit ne peut pas être arrangé ou corrigé, mais doive être pour autant détruit ? Saint Jean de la Croix dit que tout homme est tenu de réussir dans son métier. Si cet homme se trompe à ce point, alors il tient de l’échec absolu. Et si la Compagnie produit des cas aussi monstrueux avec autant de travail, elle révèle son propre échec, ou disons plutôt per reductionem ad absurdum [56], et elle devrait être dissoute comme un obstacle et un vestige, car elle répand sa pestilence sur le monde.
Pourquoi les censeurs sont-ils si prompts à anéantir si aisément 45 % du labeur d’un homme pour qui le travail n’est guère un long fleuve tranquille ? Tout simplement, car ils ne ressentent aucune empathie envers cette destruction, ne partageant aucun lien avec cette œuvre. Ils enfoncent le couteau dans la plaie. Cette assertion est facilement prouvée par la contrepartie de la situation, où une censure est dûment exercée. Autrefois, cet homme faisait partie d’une rédaction quelconque nommée X. Là-bas, il se soumit à une autre forme de censure, car sa publication était constamment exposée à des dangers auxquels il fallait faire face et qui devaient être surmontés. Ses articles étaient lus à haute voix lors de séances de camaraderie collective en présence des autres rédacteurs, au même titre que les autres articles, y compris ceux du Directeur propriétaire. Dans cet environnement, une censure bienveillante, affectueuse, charitable et juste s’exerçait alors. Personne n’osait critiquer, au contraire, on ne tarissait pas d’éloges sur le collaborateur. Si l’on formulait une objection, on présentait mille excuses et on partageait mille réserves. Personne ne pensait à détruire le travail, mais plutôt se proposait de le mener à bien. Lorsque l’auteur évoquait humblement la possibilité de détruire l’article lui-même, les protestations fusaient avec véhémence en s’élevant au ciel. Pourquoi une telle réaction ? Étaient-ils des anges ou des religieux ? En réalité, ils n’étaient que des modestes journalistes qualifiés de “nazis” qui plus est ! Pourquoi alors tant de charité ? Ne le voyez-vous pas ? Ne serait-ce pas parce que simplement l’article faisait partie de « l’œuvre commune », du travail collectif, qu’il ne convenait pas de le détruire, mais plutôt de le perfectionner ?
Et quelle est, mes bien-aimés frères, l’œuvre collective des jésuites qui les définit en tant que tels ? Vous en avez une connaissance bien plus profonde que la mienne, mes bien-aimés frères et pères dans le Christ, leur mission consiste à « aider l’Église dans son combat actuel, non pas en tant qu’artillerie, infanterie, ou simples soldats, mais plutôt comme de la cavalerie légère », prête à intervenir dans les moments les plus décisifs et les plus intenses de la bataille. Dans des activités héroïques et difficiles, les jésuites se distinguent avant tout par leur engagement spirituel et intellectuel. Leur mission est de lutter contre l’hérésie jusqu’à la mort en utilisant les armes de l’esprit telles que l’échelon de la foi, le bouclier de la bonne volonté, la gloire de la justice et l’épée de l’Esprit qui est la parole de Dieu (Eph. VI, 15). Les jésuites ont pour mission de « baptiser le sociologique », selon la formule consacrée de César Pico, qui est la traduction originale de la formule de notre saint père Ignace sur le « plus divin des biens ».
Que fait notre province actuelle en la matière ? Pas grand-chose. Elle « se défend », comme on dit couramment, et même là, elle se défend mal, car elle perd visiblement du terrain. Le père Claudio Acquaviva affirmait, quant à lui, que lorsqu’une société utilise toutes ses forces pour sa simple préservation, elle se condamne à la maladie. C’est d’ailleurs la définition même d’un organisme vivant traumatisé, anémié ou malade. La « fièvre », dans ce cas, n’est rien d’autre qu’une réponse du corps qui élimine toute activité extérieure pour se concentrer sur ses forces vitales. Et n’est-ce pas là, le spectacle que nous offre notre province ?
Lisez les « Nouvelles de la province » et dites-moi, je vous prie, où se trouve l’activité qui n’est pas purement conservatrice ? Les livres du père Furlong, pour lesquels des millions de pesos ont été investis ne sont-ils pas de la littérature de propagande ? Quant à l’activité de nos historiens, ne consiste-t-elle pas à exhumer du passé des os phosphorescents lumineux – vaticinare super ossa ista [57] – pour les exhiber au son de timbales et trompettes dans une fièvre exhibitionniste mégalomane ? Cela devrait nous faire honte si nous sommes des adultes et des soldats. Comment nos activités scientifiques, littéraires et philosophiques contribuent-elles à résoudre les problèmes majeurs de cette nation nourricière ou de la malheureuse Église d’Argentine ? Tout cela, est-il orienté vers la Compagnie de Jésus devenue une idole lamentable et une fin en soi ? Cependant, comme le souligne saint Thomas d’Aquin, la préservation ne peut être considérée comme le but ultime d’aucun être : Quia impossíbile est quod illius rei quae ordinatur ad aliud sicut ad finem, últimus finis sit ejusdem conservatio in esse. [58]
Et où se situe, sinon ici même, la cause fondamentale de l’éloignement grandissant voire de l’aversion qui s’installe entre la Compagnie de Jésus et les autres Ordres religieux, entre la Compagnie de Jésus et les évêques ? Problème auquel on ne s’attarde guère actuellement ; et auquel on ne s’attardera pas tant qu’on n’attaquera pas le mal à la racine, qui consiste à percevoir clairement le travail spécifique de la Compagnie de Jésus hic et nunc [59] (un travail si ardu que personne ne peut le contester) et à s’y atteler avec courage. Il est temps de tourner nos regards, mes bien-aimés pères et frères, vers nos premiers pères, et de retourner aux sources, de renouer avec notre source de rayonnement spirituel en suivant les pas de Xavier, Laínez, Fabre, Campion, Southwell, ces martyrs anglais dont les vies me procurent une telle consolation en offrant des exemples si extrêmes et si manifestes en ces temps terribles que nous traversons.
Pardonnez mes envolées lyriques et priez pour moi auprès du Donateur de toute Lumière, Père des miséricordes et Dieu de toute consolation, celui qui nous a sauvés dans l’espérance des promesses de son Fils, et qui nous a élus pour faire partie de la Compagnie qui porte son nom.
Professus Infimus [60]
[1] Sebastian Randle, Castellani (1899-1949), Vortice, 2003, ch. XXII. Dic Ecclesiæ, p. 572.
[2] Sebastian Randle, Castellani (1899-1949), Vortice, 2003, ch. XXII. Dic Ecclesiæ, p. 577.
[3] Il s’agit probablement de Sigismond Pey-Ordeix (1867-1935). Après une brillante carrière ecclésiastique, une intense activité de publiciste, L’Urbion, le journal qu’il avait créé, dans un premier temps loué, est interdit à Barcelone en raison de son ton exalté. Pey-Ordeix se justifie et publie de nombreux écrits contre la hiérarchie ecclésiastique. Deux ans plus tard, en 1902, la congrégation du Saint-Office l’excommunie comme schismatique et hérétique notoire. Il se consacre alors à écrire des pamphlets, des drames et des romans sous pseudonyme. En conformité avec les instructions de la Maison Générale, en novembre 1903, Pey-Ordeix se retire à Montserrat. Mais en août 1904, il demande à être libéré de l’état sacerdotal pour se consacrer à la littérature. En avril 1905, il se rend à Paris, et entre en contact avec les milieux modernistes. N’obtenant aucune dispense, il passe outre, et, en 1911, il se marie civilement. Ces œuvres seront d’une grande virulence contre le Pape, l’Église, les Jésuites, pour finir par un roman pornographique… Bref, à part qu’il était jésuite, publiciste et romancier… ni son cas, ni son attitude, ni sa doctrine ne sont comparables à ce qui caractérise Castellani, qui, de plus, sera, lui, exclu de la Compagnie avec dispense papale d’un jugement en bonne et due forme…
[4] Sebastian Randle, Castellani (1899-1949), Vortice, 2003, ch. XXII. Dic Ecclesiæ, p. 577.
[5] Sebastian Randle, Castellani (1899-1949), Vortice, 2003, ch. XXII. Dic Ecclesiæ, p. 578.
[6] Sebastian Randle, Castellani (1899-1949), Vortice, 2003, ch. XXII. Dic Ecclesiæ, p. 578.
[7] Sebastian Randle, Castellani (1899-1949), Vortice, 2003, ch. XXII. Dic Ecclesiæ, p. 597.
[8] « Communication et échanges fréquents d’information. » Cf. Dictionnaire latin-français Gaffiot.
[9] N.N : Non Nominatus en latin, expression utilisée pour désigner les membres de la Compagnie de Jésus dont les noms ne sont pas mentionnés dans un contexte particulier.
[10] Référence à saint Thomas d’Aquin.
[11] « Chacun est tenu d’examiner ses actes, selon la science qu’il a reçue de Dieu, qu’elle soit naturelle, acquise ou infuse : car tout homme doit agir selon la raison. » (17, 5, ad 4um).
[12] « Habitualidad » en espagnol, dans le sens de caractère habituel, qui se produit de manière régulière et habituelle.
[13] Juan de Mariana. Prêtre jésuite espagnol (1536-1624).
[14] Claudio de Acquaviva. Prêtre jésuite italien (1543-1615) et cinquième supérieur général de la Compagnie de Jésus.
[15] « Celui vous écoute, m’écoute. » (Luc 10, 16).
[16] Formidolosidaden espagnol : caractère de ce qui est redoutable, effrayant, intimidant.
[17] « Quiconque hait son frère est un meurtier. » (Jean, 3, 15).
[18] « Chose sacrée ».
[19] O.M.R.C. Ordo Mariana Reformatus Congregationis : « Ordre Marial Réformé de la Congrégation. »
[20] « Mais, Christ vit en moi. »
[21] « Si l’on peut le permettre. ». Dans le contexte de la phrase, cela suggère que l’image en espagnol de « cordón umbilical » (cordon ombilical en français) est utilisée avec une certaine liberté, de manière métaphorique. L’auteur reconnaît donc que cette expression pourrait être considérée comme inappropriée ou exagérée, d’où l’utilisation de l’expression latine si licet.
[22] Transvitalisation (transformation vitale), néologisme qui peut être compris comme une forme de transformation radicale de la vie, où l’individu s’engage complètement dans une vie religieuse ou spirituelle.
[23] « Et c’est pour cela que plusieurs sont faibles et malades parmi vous, et que plusieurs sont morts. »
[24] Il s’agit d’un confrère jésuite du Père Castellani qui enseignait la géographie, les sciences naturelles et les mathématiques, dans une section de 5e année, et qui occupait ses temps “libres” à traduire l’Ancien Testament de l’hébreu. Avec beaucoup d’efforts et non moins d’enthousiasme, il accomplissait la tâche qu’on lui avait confié. Mais le samedi 29 avril 1944, alors qu’il était en classe, une crise d’hémiplégie le laissa sans voix et la moitié de son corps immobile. Le 4 mai, il rendait son âme au Créateur.
[25] « Dieu sait. »
[26] « Dans le Seigneur ».
[27] Tapujo : cachotterie en espagnol. Le fait de dissimuler la vérité, le tapujismo en tant que néologisme indique la culture du secret, secrétisme.
[28] « Communication fréquente ».
[29] « Pas sans la volonté divine ». « Pas sans l’aide de Dieu ».
[30] Le père Castellani fait référence à un discours de Pie XII du 2 juin 1942 : « Les temps actuels nous demandent une foi plus vigoureuse, une morale plus pure, une charité plus ardente et un plus grand empressement pour le sacrifice, comme aux premiers temps de l’Église…Et notre devoir, le devoir de l’Épiscopat, le devoir du clergé et des fidèles, est de se préparer à la future rencontre du Christ avec le monde. »
[31] « Votre humble profès ».
[32] « Je désire partir et être avec le Christ. » (Philippiens 1, 23).
[33] « En acte exercé ». « En action accomplie ».
[34] Saint François d’Assise.
[35] Dans un cahier de notes personnelles, daté du 30-11-58, Castellani transcrit une pensée de Berdiaef : « Pour ne pas donner raison aux marxistes, qui reprochent à la religion d’être un instrument d’exploitation, il faut que ses ministres s’abstiennent rigoureusement de l’utiliser à leurs fins utilitaires. » (Le Christianisme et la lutte des classes, p. 140).
[36] « Nous sommes en train d’inonder le monde d’une littérature ascétique de piètre qualité, soutenant des petites revues insignifiantes, voire ignominieuses, en honorant les auteurs médiocres et en opprimant les bons. Voici les faits. » (Castellani, Journal, 9-1-48).
[37] « La Compagnie de Jésus, en raison de l’absence des principes de sélection, est actuellement une « ferme mixte », une société où les deux classes essentielles, régentées et gouvernées (matière et forme), sont souvent confondues, et même contrefaites. »
« Une telle société endure de profondes douleurs dans ses strates les plus sensibles. Naturellement, la strate qui s’engraisse ne souffre pas, pour le moment, au contraire : elle ressent l’euphorie de l’élévation de rang, en s’élevant là où elle ne devrait pas être, elle goûte la légère ivresse poétique de l’orgueil. Mais cela, c’est « pour le moment » seulement ; à la longue, elle pourrit, et alors le chagrin vient aussi pour elle ». (Castellani, Journal, janvier 1948). »
[38] Il dispose d’une station terminus en face du cimetière de Chacarita.
[39] « Votre humble profès ».
[40] Extrait du passage de l’Évangile de Mathieu (19:12). « Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur mère; il y en a qui le sont devenus par les hommes; et il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du Royaume des cieux. »
[41] Référence à Aristote, dénommé aussi le « Stagirite » parce qu’il était né dans cette ville de Thrace.
[42] De la chose (au sens de sexualité) conjugale.
[43] « Pourquoi ceux qui s’abstiennent de relations sexuelles sont-ils de mauvaise humeur ? »
[44] Référence au moine égyptien saint Pacôme du IVe siècle, père du monachisme chrétien, qui prônait des pratiques de prières en groupe et de partage spirituel, appelées « collations ».
[45] Cf. Dictionnaire de français (Larousse). Le terme « féminoïde » s’apparente aux caractères somatiques ou psychologiques propres à la femme ou considérés comme tels. Allures féminoïdes, aux apparences féminines. Cf. CNRTL. Dans un autre registre « féminiforme » qui a l’aspect d’une femme.
[46] Texte source en latin : « bien », « facilement », « avec agrément ».
[47] « Il est des religieux pour lesquels la religion est une carapace, où se replier pour dormir, se défendre et se protéger ; leur confère la sécurité et non l’inquiétude, les tempère et ne les consume pas. » (Castellani, Journal, 9-1-48).
[48] Traductions littérales des proverbes espagnols qui n’ont pas d’équivalences strictes en français. Les traductions proposées sont donc fournies pour la compréhension d’un lecteur francophone : « Entre chat et chien, il n’y a pas d’amitié qui tienne » ; « avoir un cœur de pierre », « Qui touche aux bonnets, y laisse des plumes » ou « qui s’y frotte, s’y pique ».
[49] Dans le texte source en italien : « Intermezzo ».
[50] Dans le texte source en anglais : « le dernier et non des moindres ».
[51] Habitude, disposition. Cf. Dictionnaire latin-français Gaffiot.
[52] Dans le texte source en anglais : « Drill ».
[53] « Terme vers lequel » qui signifie le but à atteindre ou la finalité de nos actes.
[54] Fondés par saint Jean Bosco (1815-1888)
[55] Frères des écoles chrétiennes fondés par saint Jean-Baptiste de la Salle (1651-1719)
[56] Raisonnement par l’absurde.
[57] Prophétise sur ces ossements ; « Prédire sur ces os » (Ez 37, 4).
[58] « Il est impossible que le but ultime d’une chose qui peut être ordonnée à une autre chose comme à sa fin soit sa conservation, mais plutôt celui de la chose à laquelle elle est ordonnée. » (S. Th., I-IIæ, q. II, art. 5, Resp.).
[59] « Ici et maintenant » en latin.
[60] « Votre humble profès ».