Au sujet de notre “lettre ouverte à Mgr Tissier de Mallerais”, un dénommé Titus a posté, le 15 juin 2016, plusieurs remarques sur le blog “Christus vincit” qui méritent une réponse.
Mais avant cela, et pour une meilleure intelligence de notre réplique, il convient de réaliser combien l’esprit de parti, cet esprit communautaire nuisible, a pu être dommageable à l’Eglise par le passé. L’histoire de la Compagnie de Jésus, en dépit de tout le bien que cette société religieuse a fait par ailleurs, nous en fournira l’exemple. La réponse à Titus, avec son application à notre temps, viendra peu après.
Nous nous proposons donc, aujourd’hui de donner un bref aperçu de la querelle du laxisme (1) pour réaliser comment la duplicité jésuite en cette affaire a favorisé, un siècle plus tard, la suppression de l’Ordre. Puis après cet exposé, nous remonterons à la cause de ce châtiment qui n’est autre que le maudit esprit de parti (2)
1. La querelle du laxisme
L’Église romaine a dû mener, au XVIIe siècle, un rude combat contre ce qu’on a appelé le laxisme, la morale relâchée ou le Probabilisme : une théorie qui développait l’art d’échapper à son devoir.
Le Probabilisme prétend qu’il est licite de suivre une opinion probable en conflit avec une opinion plus probable même si la probabilité n’est qu’extrinsèque c’est-à-dire fondée sur l’autorité d’un ou de plusieurs casuistes, même si les vrais fondements intrinsèques, principes de toute probabilité, manquent. Et c’est ainsi que des casuistes qui semblaient devoir être les soutiens de la science morale en devinrent fréquemment les agents destructeurs en abattant les barrières morales que l’homme n’est que trop porté par lui-même à franchir.
Car le probabilisme se fonde sur une abdication de la raison et, au final, un refus de la moralité. En effet, quel esprit non faussé peut ne pas voir que choisir une action à 30 % de chance contre une action à 90 % de chance, c’est manifestement se soustraire au bon sens ? Abandonner les plus grandes chances de réaliser un gain pour embrasser celles qui sont notablement moindres, c’est prouver qu’on ne poursuit pas sincèrement le succès de ses entreprises.
Les propagateurs conscients du Probabilisme ne visaient pas le progrès de la science morale. En rendant tout probable, ils débarrassaient la conscience des entraves incommodes que l’esprit de l’Évangile pouvait lui opposer. En proposant aux hommes des solutions faciles, ils s’assuraient aussi un empire incontesté sur les individus.
Bref, cette casuistique n’était qu’un moyen détourné de supprimer la loi en déliant la conscience de son obligation. Cette morale relâchée provoqua chez plus d’un chrétien un mouvement d’indignation. La réaction véhémente de Pascal, en 1656, dans les Provinciales, fit sentir à l’autorité ecclésiastique la nécessité d’intervenir efficacement. Car quelles que soient les réserves que l’on puisse apporter sur les sentiments jansénistes de son œuvre, il est incontestable que Pascal avait mis le doigt sur la plaie. La preuve en est que l’Église, par les décrets d’Alexandre VII, en 1665 et 1667, donna satisfaction à ses récriminations en condamnant les propositions les plus scandaleuses des nouveaux moralistes, dont plusieurs avaient été attachées par Pascal lui-même au pilori.
Dans le décret de condamnation des propositions relâchées de 1665, Alexandre VII qualifia, sans la nommer Probabilisme, cette doctrine de « méthode nouvelle d’opiner, absolument étrangère à la simplicité évangélique et à la doctrine des saints, capable, si les fidèles la prenaient pratiquement pour règle de conduite, d’introduire une grande corruption dans la vie chrétienne ».
La plupart des ordres religieux abandonnèrent les doctrines probabilistes selon les désirs d’Alexandre VII. Mais la Compagnie de Jésus, qui s’était universellement engagée dans ces théories, ne songea pas à opérer une conversion après ces condamnations. Néanmoins plusieurs de ses membres eurent conscience du danger que courait la Société, à raison des attaques auxquelles elle se trouvait en butte et de la fausseté de sa position. Ils pensèrent donc dégager sa responsabilité en écrivant directement contre le Probabilisme, ou même en essayant d’obtenir de l’autorité supérieure une déclaration authentique que la Société ne professait pas officiellement semblable doctrine. Bref, ils tentèrent une résistance intérieure et privée à la déviation extérieure et publique de leur Ordre.
La duplicité jésuite
Dans la province d’Aquitaine, un jésuite français, Pierre La Quintinye, exposa en 1666 au Général, le P. Oliva, ses vues et critiqua les idées suspectes qui étaient en faveur dans sa province. Le P. Oliva répondit par une fin de non-recevoir, lui ordonnant de s’en remettre en ces matières à plus sages et plus compétents que lui. Mais en 1679, La Quintinye écrivit à Innocent XI pour lui envoyer le dossier de son affaire et le supplier de remédier lui-même aux maux qui affligeaient sa Société, puisque les supérieurs et le Général, à qui il s’était vainement adressé, s’obstinaient à ne rien faire. Dans l’exposé de ses griefs, le P. La Quintinye accuse son Général et les supérieurs de se répandre, devant le Pape, en déclarations de fidélité aux décrets du Saint-Siège contre la morale relâchée, et néanmoins de favoriser, en sous-main et par lettres privées, les doctrines des auteurs jésuites qui ont fait une si mauvaise réputation à la Société. Bref, un double langage qui n’est pas sans rappeler d’autres “doubles langages” plus récents…
Autre cas, celui d’un jésuite espagnol, Michel de Elizalde, longtemps professeur et théologien du roi d’Espagne. Il exprima, lui aussi au P. Oliva, en 1666, ses craintes que la Compagnie ne fit sienne la doctrine de la probabilité. Le Général lui répondit que rien de semblable n’était à craindre. Mais lorsque, trois ans plus tard, Elizalde voulut publier, son livre De recta doctrina morum, dans lequel il combattait le Probabilisme, il se vit refuser, pour cette raison, l’autorisation par le P. Oliva avec menace des peines les plus graves.
Autre cas encore, celui de Thyrsus Gonzalez, jésuite espagnol qui, après avoir enseigné la théologie et le Probabilisme (1655-1665), s’était consacré à la prédication des missions (1665-1675). Il ne tarda pas à s’apercevoir des conséquences fâcheuses qui résultaient pour les fidèles de la nouvelle casuistique. Pendant les mois d’été des années 1670 à 1673, il se remit à l’étude des questions de morale, et il sortit de là un ouvrage destiné à combattre le Probabilisme sous le nom de Fundamentum theologiæ moralis. Gonzalez voulut dédier son livre à son Général, le P. Oliva, afin qu’il fût bien établi que le Probabilisme n’était pas la seule opinion à avoir cours dans la Compagnie. Les cinq examinateurs auxquels Oliva remit l’examen de l’œuvre de Gonzalez refusèrent unanimement l’approbation, en raison des doctrines antiprobabilistes de l’auteur. Malgré de nouvelles démarches de Thyrsus Gonzalez, Oliva demeura inflexible. Devenu professeur de théologie à l’Université de Salamanque, en 1676, Gonzalez voulut y exposer de nouveau ses vues sur le Probabilisme en quelques brèves propositions, mais, cette fois encore, ni les examinateurs ni Oliva ne le lui permirent. Ceci montre combien une résistance intérieure et privée, sans le soutien de l’autorité, est vouée à l’échec.
Sur ces entrefaites, Innocent XI frappa un grand coup. Il condamna, le 2 mars 1679, une série de soixante-cinq propositions relâchées. Il se fit aussi transmettre une copie de l’ouvrage de Gonzalez. Soumis à l’examen par ordre du pape, l’ouvrage reçut les témoignages les plus flatteurs. Gonzalez en profita pour écrire à Innocent XI, le 7 avril 1680, une lettre où il exposait les circonstances qui avaient, comme nous venons de le voir, empêché la publication de son livre.
Il semble que ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Le pape, après des déclarations comme celles du P. La Quintinye, du P. Gonzalez et d’autres, vit clairement la politique suivie par le P. Oliva : affirmer, en principe, la neutralité de la Compagnie à l’égard du Probabilisme, mais, en pratique, promouvoir cette doctrine en empêchant toute manifestation contraire. Ce fut pour mettre ordre à cette situation et garantir l’efficacité de la volonté pontificale que fut porté, par ordre d’Innocent XI, le décret du Saint-Office du 26 juin 1680.
Par cet acte, le pape encourageait énergiquement Thyrsus Gonzalez à persévérer dans la voie où il s’était engagé : « Sa Sainteté » « a ordonné que, librement et vaillamment, il prêche, enseigne et défende par la plume l’opinion plus probable ; qu’il combatte aussi courageusement l’opinion de ceux qui affirment que dans le concours d’une opinion moins probable avec une plus probable, connue et jugée telle, il est permis de suivre la moins probable. » Et d’autre part, il était commandé « par ordre de Sa Sainteté, au Père Général de la Compagnie de Jésus, que non seulement il permette aux Pères de la Société d’écrire en faveur de l’opinion plus probable, et de combattre l’avis de ceux qui affirment qu’en cas de concours d’une opinion moins probable avec une autre plus probable, connue et jugée telle, il est licite de suivre la moins probable ; mais encore qu’il [Oliva] fasse connaître aux Universités de la Société que la volonté de Sa Sainteté est que chacun, à son gré, écrive librement pour l’opinion plus probable et combatte l’opinion contraire précitée ; et qu’il leur ordonne de se soumettre absolument au commandement de Sa Sainteté. »
Dans sa réponse au Saint-Office, le P. Général de la Compagnie de Jésus osa certifier « qu’il obéirait en tout le plus tôt possible, bien que ni lui ni ses prédécesseurs n’aient jamais défendu d’écrire en faveur de l’opinion plus probable et de l’enseigner. » Le P. Oliva, qui faisait volontiers des déclarations générales n’aboutissant à aucun résultat pratique, ne fit en réalité rien de cela. Il se contenta d’écrire, le 10 août 1680, une circulaire à la Société, dans laquelle il exhortait ses subordonnés à éviter les doctrines trop molles qui énerveraient la vigueur de la discipline chrétienne. Mais ce ne sont là que des considérations générales qui ne touchent en rien ce qui était en question. De plus, cette circulaire du P. Oliva était adressée, non aux Universités de la Compagnie, mais aux diverses provinces, et se terminait par ces paroles probabilistes : « Ce n’est pas toutefois que nous soyons contraints, en toute question controversée, de rejeter les opinions plus bénignes. Loin de là : parmi celles qui leur sont opposées, quelque honnêtes qu’elles soient d’ailleurs, il en est que la droite raison et une religieuse prudence persuadent aux maîtres de ne pas préférer, et aux supérieurs de ne pas permettre dans la Compagnie ».
Vers le châtiment…
Sur un désir formel d’Innocent XI, le P. Thyrsus Gonzalez, fut élu, en 1687, Général de la Compagnie de Jésus à la suite d’Oliva et ce, dans le but d’enrayer le mouvement qui entraînait la Société vers les doctrines probabilistes. Le nouveau supérieur se mit à l’œuvre et songea à publier son ouvrage sur la Théologie Fondamentale. La Compagnie, dans la personne des assistants, entra en lutte ouverte contre le Général, et chercha, par tous les moyens à entraver son projet. Mais grâce à l’appui pontifical d’Innocent XII, Gonzalez put, en 1694, donner au public son Fundamentum theologiœ moralis, véritable réquisitoire contre les doctrines probabilistes.
Gonzalez, en esprit clairvoyant qui pressentait l’avenir, écrira à Clément XI, en 1702 : « Au moment où approche pour moi la fin de l’existence, je désire ardemment, et c’est pour la tranquillité de ma conscience que je fais cette humble demande, je désire ardemment que Votre Sainteté, qui a toujours protégé la Compagnie par sa bonté spéciale et son bienveillant patronage, veuille bien la préserver des nombreux et graves dangers qui la menacent surtout de ce chef. »
Soixante ans plus tard, alors que la Compagnie de Jésus se débattait dans la tourmente qui amena sa chute, le coup le plus violent lui fut porté par la publication, à Paris, des “Extraits des assertions dangereuses et pernicieuses en tout genre, que les jésuites ont, dans tous les temps et persévéramment, soutenues, enseignées et publiées dans leurs Livres”. Cet énorme recueil avait été fait en exécution de l’arrêté de la Cour du 31 août 1761.
Au sujet du Probabilisme, les jésuites avaient donc poursuivi, non l’intérêt commun et les volontés de l’Église, mais avant tout l’intérêt de leur école et les volontés de leur structure.
Cette attitude se manifeste encore à propos de la régale.
La régale était le “droit” du roi de France de se substituer aux évêques à leur mort pendant la vacance de leur siège. Les jésuites, surtout le confesseur de Louis XIV, le P. de la Chaise, furent, sinon les promoteurs, du moins les auxiliaires de cette entreprise. Le diocèse d’Alès et particulièrement celui de Pamiers, dont les évêques résistaient aux prétentions royales, eurent à souffrir de cette situation ; et la lettre du vicaire général de Pamiers, Dom Cerle, écrite à Innocent XI, le 7 janvier 1681, jette, même si on atténue ses arguments, un jour fâcheux sur cette affaire. Le religieux écrit explicitement que « les principaux fauteurs » de la Régale « sont effectivement, les RR. PP. de la Cie de Jésus » :
« Je ne mens pas à Pierre, que je sais avoir tué un jour, par le glaive de sa parole, des gens qui mentaient devant lui. […] [Les jésuites] méprisent les Souverains Pontifes […] ils les déchirent de railleries et de sarcasmes […]. L’on peut dire à juste titre que le P. Ferrier est le géniteur de la Régale ; le P. de la Chaise, son nourricier et son éducateur ; le Père Maimbourg, son héraut ; et tous les autres jésuites, ses défenseurs et ses avocats, voire ses soldats. Et vraiment cela n’a rien d’étonnant puisque la Société reçoit par là des fruits plus abondants de la Régale : puisque les bénéfices de cette sorte sont conférés par le Supérieur d’un simple signe de tête ou par la volonté du confesseur, rien ne promeut davantage la puissance de la Société. »
Fénelon, dont on sait les attaches à la Compagnie de Jésus, ne pouvait lui-même s’empêcher de protester auprès de Louis XIV contre l’autorité sans contrôle qu’il abandonnait à son confesseur dans les affaires ecclésiastiques : « Pour votre confesseur…, il est jaloux de son autorité, que vous avez poussée au delà de toutes les bornes. Jamais confesseurs des rois n’avaient fait seuls les Évêques et décidé de toutes les affaires de conscience… Vous avez fait d’un religieux un ministre d’État… Votre archevêque (Harlay) et votre confesseur vous ont jeté dans les difficultés de la régale, dans les mauvaises affaires de Rome. »
L’affaire de la régale s’acheva avec l’assemblée du clergé et la déclaration de 1682 : la volonté du roi s’imposa à l’ensemble des prélats qui, nommés par les confesseurs de Louis XIV, se montrèrent dociles à ses volontés. Le P. Maimbourg, qui s’était le plus découvert dans cette lutte contre les droits pontificaux fut certes expulsé de la Compagnie de Jésus mais ce fut par ordre exprès d’Innocent XI.
A ces difficultés très graves, s’en ajouta bientôt une nouvelle. Les jésuites français, entraînés dans la politique d’empiétement de Louis XIV, tentèrent de créer une division dans la Compagnie en se soustrayant à l’autorité de leur Général, alors Thyrsus Gonzalez. Par décret du 11 octobre 1688, le roi de France interdit à tous les jésuites de son royaume d’avoir aucun commerce avec leur Général. Il avait déjà rappelé de Rome l’assistant français, le P. Fontaine. Les griefs allégués par les jésuites français contre Gonzalez étaient que leur Général refusait de se soumettre aux justes volontés du roi ; qu’il préparait un ouvrage pour attaquer la déclaration de 1682 et ses fameux quatre articles résumant les libertés de l’Église gallicane par rapport au Pape ; que cette manière de faire ruinerait la Société en France et causerait les plus graves préjudices à l’Église entière. S’abritant derrière le décret du roi, sept provinciaux et quatre ex-provinciaux du royaume, et parmi ces derniers, le P. de la Chaise, se constituèrent en un groupe autonome. Le cardinal d’Aguirre ira jusqu’à écrire au roi d’Espagne que, pour se justifier, des jésuites répétaient partout qu’Innocent XI était un janséniste.
Après la mort d’Innocent XI, Louis XIV, en 1690, rapporta son décret à la demande des provinciaux français, preuve qu’il n’aurait peut-être tenu qu’à eux d’en empêcher la publication. Le roi revint pareillement en arrière au sujet de sa déclaration de 1682.
La suppression
La majorité des historiens présentent la suppression de la Compagnie de Jésus comme étant une œuvre arrachée, par le malheur des temps, au pape qui, par faiblesse, aurait sacrifiée la Compagnie aux exigences menaçantes des cours de la Maison de Bourbon influencées par les ennemis de l’Église : protestants, jansénistes, membres du parlement, hommes d’État gallicans…
Il est indéniable que les ennemis de l’Église voulaient la suppression des jésuites pour de mauvaises raisons. Le problème n’est pas là. La question est de savoir si l’Église elle-même ne pouvait avoir de bonnes raisons de supprimer la Compagnie de Jésus. Dans ce cas, la suppression ne serait plus une injustice et une faiblesse du pape mais un châtiment mérité que les papes répugnaient à prononcer.
Or, la Compagnie de Jésus a bien été justement punie. C’est ce qui ressort du paragraphe 22 du Bref Dominus ac Redemptor de Clément XIV donné à Rome le 21 juillet 1773 :
« Nous avons remarqué avec la plus grande douleur que tous ces remèdes et un grand nombre d’autres qui furent employés dans la suite, n’avaient eu presqu’aucune vertu ni autorité, pour détruire et dissiper tant de troubles, d’accusations et de plaintes graves contre la Société ; que les efforts de plusieurs autres de Nos Prédécesseurs n’ont pas eu plus de succès, que Urbain VIII, Clément IX, X, XI et XII, Alexandre VII et VIII, Innocent X, XI, XII et XIII et Benoît XIV, dans la vue de rendre à l’Église la paix si désirable, publièrent en vain des Constitutions très salutaires, pour défendre tout commerce, soit hors des Saintes Missions, soit à leur occasion ; pour éteindre les troubles et les querelles très graves que la Société avait violemment excités contre les Ordinaires des lieux, les Ordres réguliers, les lieux pies et les Communautés de toutes espèces en Europe, en Asie, en Amérique, non sans causer une immense perte des âmes, et le plus grand étonnement parmi les peuples ; pour prohiber l’interprétation et la pratique de certains rites idolâtres que les jésuites permettaient en certains pays, en omettant ceux qui sont approuvés dans l’Église universelle ; pour interdire absolument l’usage et toute interprétation des maximes que le Siège apostolique avait justement proscrites comme scandaleuses et manifestement préjudiciables à la règle des mœurs ; et enfin, pour prononcer sur plusieurs autres articles d’une très grande importance et fort nécessaires pour conserver sans altération la pureté des dogmes de la religion chrétienne ; pour donner leurs décisions sur des affaires, qui, tant dans ce siècle-ci que dans le précédent, ont occasionné de grands préjudices et de grands dommages, des troubles et des tumultes dans quelques pays catholiques ; des persécutions contre l’Église, dans quelques provinces de l’Asie et de l’Europe. Tous ces maux pénétrèrent de la douleur la plus profonde Nos Prédécesseurs, et en particulier, le Pape Innocent XI, de pieuse mémoire, qui contraint par une obligation indispensable, en vint jusqu’à défendre à la Société d’admettre des Novices à prendre l’habit ; le Pape Innocent XIII qui se vit obligé de la menacer de la même peine ; enfin, Benoît XIV, qui crut devoir ordonner la visite des Maisons et Collèges qu’avait la Société dans les États de Notre très cher Fils en Jésus-Christ, le Roi de Portugal et des Algarves. Clément XIII, notre Prédécesseur immédiat, par des lettres apostoliques, plutôt extorquées qu’impétrées, fait les plus grands éloges de l’Institut de la Société de Jésus et l’approuve de nouveau : mais il n’en est résulté aucune consolation pour le Saint-Siège, aucun avantage pour la Société [de Jésus], aucune utilité pour la République chrétienne. »
Le témoignage de Saint Alphonse de Liguori († 1787) montrera aussi qu’il n’y avait pas que les ennemis de l’Église à se plaindre des jésuites. Ses lettres sont éloquentes et manifestent la fâcheuse influence de l’école jésuite : « Prêchez et publiez tous que nous sommes contraires, et moi tout le premier, aux doctrines des jésuites… Je ferai savoir à tout le monde que je ne suis pas la doctrine des jésuites, mais que je la réprouve… J’ai réprouvé expressément les doctrines des jésuites touchant la morale et la scolastique… Quant à être partisan des doctrines des jésuites, je me suis déclaré dans mes œuvres imprimées, contraire à elles, aussi bien en morale qu’en scolastique… Que Votre Seigneurie illustrissime sache et dise à tout le monde que, dans mon livre sur le Concile de Trente, je ne suis pas favorable à la doctrine scolastique des jésuites qui défendent mordicus la science moyenne, tandis que je la combats de propos délibéré… » (R. P. Mandonnet, Le décret d’Innocent XI contre le Probabilisme, Revue Thomiste, n°4, septembre 1901, p. 476)
Un dernier fait illustrera encore la duplicité jésuite qui causait bien des peines au Saint-Siège.
En 1595, au Collège romain, a paru, authentiquement reconnue par la Ve Congrégation générale, la première édition des Ordonnances des Préposés Généraux de la Compagnie. Or, alors que l’édition princeps est devenue presque introuvable, les éditions subséquentes ont subi, sans autre avis ni remarque, des modifications plus ou moins graves, avec même des passages complètement supprimés. Pourquoi ces remaniements si discrets ? Les historiens les plus répandus de la Compagnie sont peu loquaces à ce sujet. La réalité est que l’origine des ses changements vient d’un commandement formel et grave du Souverain Pontife.
En effet, un Bref de Clément VIII condamnait formellement la publication qu’Aquaviva, le R. P. Général de la Compagnie, avait faite à l’insu du Saint-Siège. Le Pape relève en termes sévères plusieurs propositions contraires aux prescriptions pontificales, une doctrine opposée au droit naturel et divin concernant la fidélité au secret, enfin des prescriptions ambiguës, susceptibles de tourner au scandale et de favoriser l’erreur ; et c’est pourquoi il révoque et annule ces diverses mesures et en interdit la mise en vigueur.
« Nous avons lu ce livre et, pour remplir Notre devoir de Pasteur, qui nous oblige en particulier à veiller à la façon de se gouverner des Religieux, afin que leurs Ordonnances et Décrets ne deviennent l’occasion d’aucun mal, – après avoir fait examiner les dits chapitres et cette Instruction et consulté plusieurs hommes éminents par leur dignité et leurs connaissances, – Nous avons trouvé que les deux premières Ordonnances prises en général répugnaient et étaient contraires à notre Bulle In cæna Domini où les censures ecclésiastiques sont infligées à tous ceux qui, directement ou indirectement, s’opposent à ce que n’importe qui, en général ou en particulier, puisse accéder à la Curie romaine ou y avoir recours ; à tous ceux également qui donnent ou transmettent un ordre de ce genre. Quant à la troisième Ordonnance, elle renferme une doctrine inconvenante, contraire au précepte divin et au droit naturel sur la fidélité au secret. […] C’est pourquoi, voulant pourvoir par quelque mesure opportune à ces périls et à ces inconvénients, et jaloux de voir cette Compagnie, qui produit chaque jour, par ailleurs, de si abondants fruits dans l’Église de Dieu, délivrée de tout soupçon de crime et d’erreur, voire en réalité de toute erreur et de tout crime, – Nous, de notre propre mouvement et de science certaine, après mûre délibération, de par la plénitude de la puissance apostolique à Nous dévolue, abolissons à perpétuité et abrogeons les trois premiers chapitres ci-dessus rapportés du livre des susdites Ordonnances… » (Clément VIII, Ad aures nostras, 8 août 1596)
S’il a été relativement facile de supprimer les passages incriminés, il a été beaucoup plus difficile de changer l’état d’esprit qui avait engendré une telle discipline… Ce n’est qu’en 1606, qu’Aquaviva fit rééditer les Ordonnances avec les corrections. Pourquoi ? Parce que, à ce moment-là, le pape n’était plus… Et Aquaviva fit les corrections sans faire aucune mention du Bref de Clément VIII, préférant présenter simplement cette nouvelle rédaction comme plus « commode » pour la Compagnie, mieux ordonnée et plus brève…
Orgueil, hypocrisie, esprit de domination ? Comment caractériser cet état d’esprit aux si funestes conséquences ?
2. Le maudit esprit de parti…
La Compagnie a pu être sacrifiée parce qu’elle devait être châtiée. Voilà ce que les manuels d’histoire omettent de préciser. Même les meilleurs historiens nous laissent sur notre faim à ce sujet : « On accusa les jésuites de pélagianisme et de morale relâchée ; ils abusaient du confessionnal ; ils aspiraient à la domination temporelle, ils s’immisçaient aux choses politiques, ils enfreignaient les décrets du pape, ils méprisaient les évêques, ils étaient orgueilleux et cupides, sans parler d’autres défauts. Toutes ces accusations ne reposaient que sur des faits isolés, en partie exagérés, en partie imaginaires et dont un très petit nombre était avéré. » (Cardinal Hergenroether, Histoire de l’Église, tome VI, 1892)
Cependant, ce que la plupart des auteurs n’ont pas vu, ou pas voulu voir, le R. P. Mandonnet, pour sa part, l’a bien vu, et courageusement il l’a dénoncé :
« Je dois dire toutefois, pour être fidèle historien, que le P. Oliva semble, dans cette affaire, s’être conformé aux constitutions de sa Compagnie. La déclaration qui accompagne le texte de la constitution relative à l’unité de doctrine dans la Société (Pars III, cap. I, n. 18), porte ceci : “Il ne faut pas admettre d’opinions nouvelles ; et si quelqu’un professe une opinion qui s’écarte de ce que l’Église et ses Docteurs enseignent communément, il doit soumettre son sentiment à la définition de la Société, comme il est déclaré dans l’Examen.” Le lecteur s’attendait, sans doute, qu’en présence d’un jésuite qui s’écarte de l’opinion commune de l’Église et de ses Docteurs, les constitutions allaient déclarer qu’il devait se conformer à cet enseignement. Ce n’est pas cela. Il doit se soumettre à la définition de la Compagnie. Or, il semble bien qu’au temps d’Oliva la Compagnie avait déjà ses idées arrêtées en matière de Probabilisme ; c’est pour cela sans doute qu’Oliva subordonnait à la définition de la Société les décrets pontificaux. […] Les théologiens jésuites ne relèvent pas des décrets de l’Église, mais le reste des théologiens relève des définitions de la Compagnie de Jésus… » (R.P. Mandonnet, O.P., a donné huit articles sur le Probabilisme et Innocent XI dans la Revue thomiste, année 1901 & 1902)
Autrement dit, l’amour-propre et l’appétit de domination doctrinale qui rendirent la Compagnie aveugle à tous les avertissements venaient d’un esprit de parti développé à outrance…
Si donc les mérites de la Compagnie de Jésus sont indéniables, ses fautes le sont aussi, même si on se refuse à en parler. Les mille glorieux services qu’elle a rendus à l’Église ont fini par l’enorgueillir. De plus, trop souvent et trop obstinément, des jésuites se sont soustraits aux avertissements et aux rappels du Siège apostolique pour régler leur conduite, non sur les désirs de l’Église, mais sur leurs intérêts de groupe. Pire, par une habile politique, ils proclamaient leur obéissance et leur respect envers Rome, quand pratiquement, et par des voies détournées, ils allaient à l’encontre de ses volontés, et ce quand leur mission était d’écouter et de faire entendre les volontés du pape.
Ce maudit esprit de parti avait déjà été dénoncé dès la fin du XVIIIe siècle :
« La mauvaise morale, ou les principes d’une morale corrompue ne tiennent pas de même à la constitution des jésuites. Elle y est entrée par la Métaphysique de leurs Casuistes qui l’avaient puisée ailleurs. Elle fut plutôt l’effet d’une mauvaise Dialectique, que de la corruption du cœur ; mais cette morale est rentrée dans le corps de doctrine de la Société par le principe dangereux de l’unité de sentiment, et par le défaut de liberté dans les esprits. Ainsi le corps s’est trouvé avoir une morale corrompue presque sans le savoir et peut-être sans y croire. Cependant il est inconcevable qu’après les reproches fréquents et publics qui ont été faits aux jésuites, après les censures de leurs propositions par les Papes et par le Clergé de France, le régime se soit obstiné à ne pas porter dans la morale la réformation et la correction qui y étaient si nécessaires. Il devait le faire par religion et même par intérêt. Mais on n’a pas voulu donner atteinte au principe de l’uniformité des sentiments : on n’a pas voulu reculer et se rétracter. Voilà ce qu’opère ce dangereux esprit de parti et la servitude des esprits plus effrayante que celle du corps. » (Compte rendu des Constitutions des jésuites, par M. Louis-René de Caradeuc de la Chalotais, 1762, page 187)
(à suivre)