Le 9 juin 1925 deux lettres de Charles Maurras furent adressées, l’une au préfet de police Alfred Morain, l’autre à Abraham Schrameck, alors ministre de l’Intérieur. Le même jour, l’article quotidien de Maurras dans l’Action Française fut remplacé par ces deux lettres, qui furent donc à la fois postées et publiées comme des lettres ouvertes, ce qui posa aux magistrats appelés à en connaître un difficile problème de droit. Maurras a justifié cette manière de procéder, qui pouvait le faire échapper à la législation sur la presse, en indiquant : « Un simple article de journal eût pu faire dire au ministre de l’Intérieur qu’il s’agissait de littérature. Il s’agissait tout au contraire de sa vie. »
La motivation des avertissements développés dans les deux textes tenait à une série de faits, de menaces, d’attentats, de crimes dont les gens d’Action française et plus généralement les militants de droite se plaignaient, comme ils se plaignaient de la volonté du gouvernement de les désarmer, en face d’une situation de demi-guerre civile, née d’une stratégie communiste de violence, et de la politique anticléricale d’Herriot et du Cartel des Gauches : le 22 janvier 1923, Marius Plateau était assassiné par Germaine Berton ; le 25 mai suivant, l’intrusion à l’Action française d’un certain Taupin était venu tirer dans les plafonds des coups de revolver ; le 23 novembre 1923, Philippe Daudet avait été probablement tué de façon criminelle ; le 9 février 1925, lors d’une réunion catholique à Marseille, une agression communiste, favorisée par l’absence de police, faisait deux morts et quatre-vingt-quatre blessés ; le 23 avril 1925, rue Damrémont, quatre militants des Jeunesses Patriotes, préalablement désarmés, étaient assassinés par des communistes ; le 26 mai 1925, Ernest Berger, trésorier de la Ligue d’Action française, était assassiné par une jeune femme présentée comme “folle”, et qui avait confondu Berger avec Maurras ; enfin, le 5 juin 1925, quatre jours avant la date des deux lettres, la police intervient dans une réunion privée des Camelots du roi, rue Hermel à Paris, et désarme ceux-ci, alors que des militants communistes réunis dans un autre local de la même rue, le même soir, n’ont fait l’objet d’aucun contrôle.
« Monsieur Abraham Schrameck,
Des informations sûres permettent d’affirmer que vous êtes l’instigateur, l’initiateur, l’auteur responsable du guet-apens de la rue Harmel : c’est par votre ordre exprès que d’honnêtes gens ont été brutalisés, fouillés, désarmés pour être livrés sans défense aux ennemis de la patrie et de la société. Vos subordonnés ont eu le tort d’exécuter des ordres indignes, mais ces ordres viennent de vous.
D’autres informations non moins sûres permettent d’affirmer, Monsieur Abraham Schrameck, que vous préparez autre chose, et mieux ou pis, comme on voudra. Les circonstances vous y obligent en effet ! Voici Daudet solennellement désigné par le suffrage des conservateurs de l’Anjou pour succéder à Jules Delahaye et se dresser à la tribune comme la statue vivante de la justice. Voici l’affaire Philippe Daudet engagée dans la voie qui ne peut aboutir qu’à déchirer d’affreux mystères et à engager les plus hautes responsabilités. Monsieur Abraham Schrameck, il vous faut une diversion. Alors, sous le prétexte fallacieux d’une action imaginaire contre les communistes que votre ami Léon Blum et votre ami Krassine vous obligeront toujours à ménager et à respecter, vous préparez contre les Jeunesses Patriotes et contre l’Action française une opération du même ordre, mais qui sera sérieuse ; sièges centraux, journaux, permanences, domiciles particuliers, à Paris, en banlieue, en province, seront vraisemblablement et simultanément visités. Vos sicaires, Monsieur Abraham Schrameck, n’auront qu’un but : nous désarmer. Vous raflerez tous les revolvers que vous pourrez trouver. En une heure où des officiers allemands préparent à Paris, et dans certaines régions fort bien connues de vous, des révolutions analogues à celles de Moscou, de Munich et de Budapest, lorsque l’ennemi public se prépare à saisir les particuliers au saut du lit, à les prendre pour otages, à les emprisonner et à les torturer, vous, ministre de l’Intérieur, vous vous disposez à aplanir la route de l’émeute et à leur livrer, avec femmes et enfants, les maisons des bons citoyens préalablement désarmés.
Voilà le crime auquel vous donnez, en ce moment, tous vos soins. Avant qu’il soit commis, je viens vous exposer une bonne chose, monsieur Abraham Schrameck : il vaut mieux pour vous qu’il ne soit pas commis, car ce crime sera très certainement châtié.
Je vous en parle avec la sérénité tranquille d’un homme qui a presque tout vu.
J’ai vu, sur leurs civières, sur leur lit d’hôpital le corps inanimé de Marius Plateau, de Philippe Daudet et d’Ernest Berger. Deux de ces bons Français ont été tués, en partie à cause de moi. Le troisième avait le tort d’être le fils d’un grand Français qui s’était rendu coupable de certains attentats sur la personne de quelques traîtres. Devant ces crimes, j’ai dû faire la constatation, toujours amère pour un homme d’ordre, que les Français en deuil pouvaient se plaindre et accuser, c’était en vain, toujours en vain ! Vos services de police ou de justice leur opposaient la même constante volonté d’inertie. Mais j’ai vu autre chose, monsieur Schrameck. J’ai vu les yeux rougis et les poings serrés d’une noble et pieuse multitude française gonflée des révoltes de la justice, du sentiment de la plus sainte des vengeances. Cette foule énergique n’attendait qu’un signe de nous, j’oserais presque dire un signe de moi, pour se ruer sur les responsables et les châtier.
J’ai cru de mon devoir de m’interdire ce signe et d’arrêter cette colère. Qu’il soit ou non de la police, l’anarchiste professionnel sait tuer pour un oui ou pour un non. Les citoyens savent que la peine de mort ne doit être appliquée qu’à des criminels homicides et en des circonstances où la culpabilité certaine apparaît dans une évidence irrésistible. Nous avions de graves soupçons et des indices sérieux sur les vrais instigateurs de l’assassinat de Plateau. Mais ce n’étaient que des probabilités, et l’enquête judiciaire qui les eût précisés a été tuée dans l’œuf. L’enquête sur la mort de Philippe Daudet, conduite par le père de la victime, va lentement et sûrement. Mais le rideau ne fait que de se lever, et toutes les forces de la Chancellerie, présidées par M. Steeg, tendent à ralentir et à retarder la lumière. Il est au moins douteux que l’on sache jamais la vérité sur le mystère de la mort d’Ernest Berger. Dans ces conditions, notre devoir est d’arrêter la juste colère publique. On ne sait pas comment juger, comment punir ? En revanche, il est vrai, voici un point placé hors de toutes les zones du doute : la tentative de désarmement de la rue Harmel est votre œuvre, monsieur Abraham Schrameck. Il n’y a pas non plus de doute possible sur l’auteur des préparatifs de désarmement dont les patriotes sont menacés. Cet auteur, c’est vous. Ce ne peut être que vous. Parmi les gouvernants qui s’associent moralement à votre crime, parmi ceux qui l’inspirent dans les insaisissables délibérations des Conseils, aucun n’est placé comme vous pour commander et décommander l’entreprise. Il dépend de vous de l’arrêter ou de la mettre en mouvement. De haut en bas, dans l’ordre de l’exécution, tout doit passer par vous. Donc, prenez-y garde ! Inversement aussi, de bas en haut, l’itinéraire est le même, c’est par vous que tout doit passer.
Or, par bonheur ou par malheur, selon le point de vue, il se trouve que votre personnage est éminemment représentatif. Plus représentatif que celui de Caillaux. Plus que celui de personne au monde.
Il est vrai que, par votre personne, vous n’êtes rien. Personne ne sait, nul ne saurait dire d’où vous sortez. Pas un Français sur 500.000 ne serait capable de renseigner là-dessus ceux qui sont de chez nous et dont on connaît les pères et Ies mères. On sait, on sait fort bien que votre collègue Steeg qu’une bouffonnerie du sort a mis à la Justice, est le fils d’un pasteur allemand qui n’a jamais pu produire ses pièces de naturalisation. De vous, rien n’est connu. Mais vous êtes le Juif. Vous êtes l’Etranger. Vous êtes le produit du régime et de ses mystères. Vous venez des bas-fonds de police, des loges et, votre nom semble I’indiquer, des ghettos rhénans. Vous nous apparaissez comme directeur des services pénitentiaires vers 1908 ou 1909. Là, vous faites martyriser Maxime Real del Sarte et ses compagnons coupables d’avoir milité pour la fête de Jeanne d’Arc. Vos premiers actes connus établissent votre fidélité à la consigne ethnique donnée par votre congénère Alfred Dreyfus le jour de sa dégradation: Ma race se vengera sur la vôtre. Votre race, une race juive dégénérée, car il y a des Juifs bien nés qui en éprouvent de la honte, la race des Trotsky et des Krassine, des Kurt Eisner et des Bela Kuhn vous a chargé maintenant d’organiser la révolution dans notre patrie. Mais cela se voit un peu trop. C’est un peu trop clair. Vous symbolisez parmi nous, de façon un peu trop visible, l’Etranger qui s’est emparé par surprise du gouvernement et qui le fait servir à des fins antigouvernementales et antinationales. Par la force d’un rôle ingrat, et faute de vous être arrêté à temps, vous êtes ainsi devenu, monsieur Abraham Schrameck, l’image exacte et pure du tyran sur lequel les peuples opprimés ont exercé en tout temps leur droit, établi et vérifié, à la liberté. Vous nous appartenez ainsi. Vous êtes, à la lettre, notre homme. La légende et l’histoire s’accordent pour vous dévouer au glaive ou à l’arc justiciers d’Harmodius et de Guillaume Tell. En d’autres termes, par position et définition, vous êtes extrêmement bon pour le châtiment.
Tel quel, pourtant, vous nous rendrez cette justice, on vous a laissé fort tranquillement à la place qui n’est pas la vôtre, et vous n’y avez été ni inquiété, ni menacé, ni provoqué. Par amour de la paix et de l’ordre, on n’a songé à punir ni vos usurpations ni même votre domination. Oui, je le dis en rougissant, cette domination est soufferte, elle a été, elle est soufferte courageusement. Elle le sera encore. Mais jusqu’à l’acte d’oppression, je vais plus loin, jusqu’à la menace, jusqu’à vos menaces de mort exclusivement. Nous ne souffrirons rien au delà. Et comme voici vos menaces, monsieur Abraham Schrameck, comme vous vous préparez à livrer un grand peuple au couteau et aux balles de vos complices, voici les réponses promises. Nous répondons que nous vous tuerons comme un chien.
Les dernières nouvelles sont tout à fait claires. Le communisme dispose de ressources énormes. C’est de compartiments de première classe de chemins de fer, c’est d’avions coûteux, de luxueux aérostats que pleuvent sur les paisibles foules françaises les appels à la révolte et à la boucherie. Les armes perfectionnées abondent partout aux mains de l’émeute et du carnage organisé. Tout est prêt pour mettre à feu le pays et, ceux qui veulent résister, vous les désarmeriez ? C’est possible. Mais voici le certain. Il restera une arme pour vous abattre, vous !
Pour qu’il n’y ait pas de malentendus anthume ou posthume, j’en donne ici l’ordre formel à ceux qui veulent bien accepter mon commandement. Jusqu’à l’attentat que vous préparez, j’ordonnais la patience et j’interdisais la riposte. Cette fois j’ordonne de riposter sur vous. Les ordres qui partent de cette maison sont obéis, vous le savez. Quand il a fallu se taire et se tenir devant les corps glacés de Marius et de Philippe, on s’est tu, on s’est retenu. Quand, le 31 mai 1923, trois hommes politiques se rendaient à une assemblée pour y faire l’éloge de l’assassinat de Plateau, il a fallu, par des violences légères, mais mesurées, les ramener au sentiment du juste et du vrai, MM. Moutet, Violette et Sangnier ont été purgés, encrés et bâtonnés comme ils le méritaient dans la proportion que j’avais prescrite. J’avoue que ces corrections artistes comportent des difficultés, il y faut beaucoup de concert, de discipline et d’accord. Mais le coup mortel que vous mériterait l’attentat que vous méditez serait infiniment plus simple. Il n’y faut qu’un homme de cœur, et nous en avons des milliers. Cœur frémissant d’hommes d’élite que vos menaces et vos injustices ont soulevé. Nous les contenons à grande peine. Il suffira de lever la herse : monsieur Abraham Schrameck, vous y passerez. Il vous suffira d’essayer de nous désarmer et de nous livrer à vos bourreaux chinois, vous subirez la peine à laquelle vous vous serez condamné. Je vous en donne la parole d’un homme qui a coutume de parler sérieusement et qui ne ment pas.
Ce que je dis sera. Je serai obéi, parce qu’on sait que l’ordre donné ne s’inspire d’aucune rancune personnelle et satisfera seulement aux suprêmes nécessités de la justice et de la patrie. J’ai, on le sait bien, négligé, méprisé de sanglantes injures qui s’adressaient à moi et aux miens pour qu’il ne fût pas dit que le pouvoir moral dont je disposais était dissipé au profit d’un sentiment particulier. Seul l’intérêt public vous jugera et vous frappera par ma voix.
Je n’ai, d’ailleurs, aucun grief personnel contre vous, monsieur Abraham Schrameck. Il m’est même arrivé de m’associer un jour à vos réclamations de sénateur des Bouches-du-Rhône quand l’intérêt électoral vous mit dans la nécessité d’appuyer les réclamations des pêcheurs de ma petite ville natale. C’est sans haine comme sans crainte que je donnerai l’ordre de verser votre sang de chien s’il vous arrive d’abuser de la force publique pour ouvrir les écluses de sang français sous les balles et les poignards de vos chers bandits de Moscou. Ce jour-là, les plus lâches des spectateurs ne pourront même pas dire que je vous aie causé le moindre mal, car vous l’aurez voulu, vous vous le serez fait à vous-même, vous aurez commis le forfait que je vous engage à vous épargner.
Il ne m’est pas possible de vous saluer, monsieur Abraham Schrameck, mais je vous avertis. Remerciez-m’en.
Maurras. »
La lettre fit sensation en France et en Europe. Schrameck fit semblant de la mépriser, il annonça même qu’il allait « décimer » les Camelots du roi. Mais on ne vit rien venir et, c’est un fait que les crimes de sang s’arrêtèrent. Il n’y eut plus de meurtres, ni de désarmements systématiques. La peur avait changé de camp.
Maurras dut tout de même comparaître le 16 juillet devant la Xe Chambre Correctionnelle. Maurras fit citer, comme témoins, de nombreuses personnalités. L’écrivain et professeur Fortunat Strowsky vint témoigner que la lettre de Maurras avait « calmé l’effervescence des étudiants après les massacres de Marseille et de la rue Damrémont ». Léon Daudet, Bernard de Vézins, Jérôme Tharaud, deux professeurs de droit, Bartin et Perrot, Binet-Valmer déposèrent dans le même sens. Pierre Taittinger déclara que « Maurras avait donné le coup d’arrêt qui s’imposait » ; le chanoine Richard, oncle de Marius Plateau, Henri Massis, l’amiral Schwerer déposèrent aussi en faveur de Maurras. Le philosophe Jacques Maritain ne vint pas à l’audience, mais envoya une lettre. Ayant rappelé que « la résistance par la force ne peut être prescrite ni par un simple citoyen ni par un chef de parti », il laissa entendre que Maurras pouvait être considéré comme un « civis praeclarus » en qui « s’incarnerait momentanément le bien commun et qui agirait non à titre de chef de parti mais à titre d’organe des intérêts suprêmes et des nécessités vitales de la communauté dont le consentement tacite serait ainsi présumé. » Maurras échappa de justesse à la prison le 8 février 1927. En 1928, dans La Nation et le Roi, Maurras réprouvant la politique de ceux qui s’accommodaient de « l’envahisseur » en lui proposant « des traités et des alliances », rappelait aux « parlementaires » que « depuis trente ans, un certain nombre de bons Français inaptes à servir les Juifs et les métèques » ont pris le partie de les chasser de la France comme « la vierge lorraine » qui « fut dans son droit en se proposant de chasser les Anglais de notre patrie » : « Ce dessein n’est pas sans inconvénients. Mais il offre des avantages. On risque d’y laisser sa peau ; on ne risque pas d’être dupe. En dénonçant la fable de la légalité, on échappe à la nécessité d’observer les règles du jeu contre un adversaire qui triche. »